Le règne des poètes

Le royaume de L. quelque part sur cette planète faisait l’admiration de tous les états voisins qui en étaient jaloux. Dans cet état régnait la paix et la prospérité et même il brillait par les réalisations de ses ingénieurs, artistes et scientifiques. Les décisions qui concernaient l’ensemble de la collectivité étaient prises par un conseil des sages élus et chose qui n’était pas évidente dans certains pays développés prétendant pourtant être des démocraties, elles étaient respectées même lorsqu’elles n’étaient pas bien comprises car il régnait respect, confiance et estime pour les gens qu’on avait élus. Il y avait bien comme dans tous pays, des esprits faibles et violents ou tout simplement égoistes et méchants qui cherchaient à tromper les autres pour en tirer profit ou tout simplement parce qu’ils étaient convaincus que leurs idées devaient prévaloir, même si elles n’étaient pas conformes à la volonté générale. Ils étaient sévèrement sanctionnés et les punitions étaient redoutées. Les juges étaient indépendants mais ne pouvaient juger que dans le cadre de la loi et les procureurs de la république devaient rendre compte au besoin des poursuites qu’ils engageaient, devant le conseil des sages, lorsqu’il pouvait leur être reproché d’avoir cherché à discréditer un élu ou d’avoir voulu entraver une évolution de la politique qui ne leur convenait pas.

Les frontières étaient bien gardées et c’était une des fonctions de l’armée que de veiller à leur respect même contre les immigrés illégaux qui étaient renvoyés vers leur lieu d’origine sans qu’il soit même nécessaire d’une décision de justice. Quand on ne pouvait pas les renvoyer vers leur lieu d’origine car il était inconnu, par exemple parce qu’ils refusaient de l’indiquer ou bien l’état de départ refusait de les reprendre, on leur appliquait le bannissement. Ils étaient envoyés dans une île lointaine avec quelques céréales et quelques outils. Ils devaient eux-mêmes organiser la vie en société. Il en était de même des délinquants qui par leur comportement avaient refusé les règles démocratiques et manifestement ne connaissaient que la loi du plus fort.

Une grande importance était donnée à l’éducation et à la nécessité de faire prévaloir le débat des idées sur l’usage de la force. Les étudiants devaient par leurs débats contribuer à la définition d’une élite capable de définir et de respecter l’intérêt collectif.

La presse était libre et indépendante mais devait pouvoir justifier que la présentation de l’information répondait à un souci d’objectivité et non pas à une volonté dissimulée de dénigrement ou à la satisfaction d’intérêts partisans antidémocratiques et dissimulés. Les débats qu’immanquablement cette interprétation faisaient naître étaient suivis de près et commentés à l’université.

Bref on l’aura compris, c’était une démocratie relativement autoritaire et on aurait pu s’attendre à ce qu’elle perdurât mais avec le temps, une espèce de lassitude s’était installée. Une mauvaise humeur alimentée par des individus peu scrupuleux cherchant à étendre leur pouvoir et leurs avantages, s’était installée. Les décisions du conseil des sages étaient accueillies avec suspicion et étaient mal appliquées. La presse toujours à la recherche de sensationnel au mépris de l’objectivité, faisait connaître des dissensions entre les membres du conseil des sages dont elle aggravait l’importance. Conscientes de leurs forces et de leur pouvoir de bloquer le pays par des grèves si on ne leur donnait pas satisfaction, certaines administrations et entreprises de service public faisaient des surenchères de revendications. Les petites et moyennes entreprises ainsi que les salariés du secteur privé et les travailleurs indépendants, soumis à une compétition plus lourde et qui n’avaient donc pas le même poids dans les contestations, se sentaient désavantagés. Les partisans des idéologies généreuses considéraient qu’on ne devait pas s’empresser de renvoyer chez eux les immigrés en situation irrégulière, quand bien même il étaient des délinquants dangereux. Les partisans des idéologies nationalistes trouvaient que le retour des immigrés était effectué de façon laxiste. Les pauvres et les classes moyennes trouvaient que les riches ne payaient pas assez d’impôts. Les gens aisés considéraient que les impôts étaient trop élevés que cela nuisait à l’économie dans le cadre de la compétition internationale et que de toute façon les gens très riches payaient leurs impôts dans des paradis fiscaux. La vie devenait de plus en plus chère. On ne faisait plus confiance dans les institutions. On considérait que les dirigeants étaient soit malhonnêtes, soit incapables, soit les deux.. bref, la situation se dégradait à vive allure. Il fallait réagir ! On essaya de changer les institutions en vain. On essaya de proposer des dirigeants plus séduisants, plus sympathiques, plus sérieux ou plus drôles ou plus compatissants….en pure perte ! Alors que faire ?

On sollicita les chercheurs, les professeurs d’université, les penseurs qui tous arrivèrent à cette conclusion : les citoyens considéraient que les élites étaient tous des technocrates issues de grandes écoles, éloignés des préoccupations du peuple et qui ne savaient plus les faire rêver.

«  – et bien, s’exclama un membre du conseil des sages « puisque les citoyens n’ont plus confiance dans les élites technocratiques et veulent rêver, proposons leur des poètes ! 

  • Et pourquoi pas ?  »répondit un autre
  • « Vous plaisantez ! on va se discréditer
  • Bah au point où nous en sommes ! »

C’est ainsi qu’il fut décidé de proposer aux citoyens de faire connaître le nom de poetes qui pourraient rejoindre le conseil des sages pour faire des propositions. Les 7 poetes (les nombres impairs plaisent aux dieux) qui auraient recueilli le plus de suffrages se verraient proposer de devenir membres du conseil des sages. Les plaisantins devaient bien réfléchir avant de proposer un nom fantaisiste car les poètes retenus allaient prendre des décisions qu’il faudrait appliquer. Bien entendu il y eut des provocateurs qui proposèrent des bouffons marginaux qu’on pouvait difficilement qualifier de poètes mais qu’est ce qu’un poète ? comment pouvait on le définir ? Certains prétendirent qu’un poète est quelqu’un qui s’exprime selon des codes bien précis comme l’usage de rimes. D’autres prétendirent qu’un poète est quelqu’un qui s’exprime avec des métaphores. D’autres encore prétendirent qu’un poète doit utiliser les deux et d’autres enfin qu’un poète ne doit en utiliser aucun. Les sages dans leur grande sagesse décidèrent, afin de trancher le problème de façon la plus ouverte possible que pouvait être considéré comme poète toute personne se prétendant tel et reconnu comme tel par la communauté, sans retenir les jugements de valeur sur la qualité de sa poèsie. On assista alors à un regain de curiosité pour la poèsie. Les librairies étaient dévalisées. Des débats avaient lieu un peu partout. Des poètes se faisaient connaître en très grand nombre. Il n’est pas impossible que parmi nombre d’entre eux, la perspective de pouvoir appartenir au prestigieux conseil des sages ait fait naître des vocations…Malheureusement on eut beau tenter de les convaincre que c’était une mission pour le bien public, tous les poètes connus et reconnus comme tels depuis un temps appréciable, déclinèrent l’offre d’appartenir au conseil des sages. Il n’y eut que des aventuriers douteux, poètes de fraîche date, ou bien des journalistes connus, avides de renommée médiatique qui avaient opportunément exhumé des œuvres de jeunesse inconnues qui acceptèrent avec enthousiasme mais beaucoup finalement se désistèrent car ils prirent conscience que le peuple allait attendre d’eux qu’ils proposent des réformes que seuls des poètes pouvaient proposer et qu’on attend d’un poète avant tout qu’il propose de rendre le monde plus beau. Aussi ils s’efforcèrent de proposer des mesures contribuant à élever l’âme des citoyens pour s’intéresser à la recherche de la beauté telles que planter des fleurs un peu partout ou bien de prévoir dans les programmes éducatifs des enfants, des expéditions même lointaines pour admirer le ciel étoilé ou bien les couchers de soleil ou bien des paysages merveilleux. On proposa également d’encourager la création artistique. A cet effet des compétitions furent proposées avec des prix couronnant les plus belles réalisations. Ce n’était pas aussi bête qu’on aurait pu le redouter mais cela coûtait bien cher aux contribuables et de plus en plus de gens manifestaient leur agacement devant ce détournement des fonds publics vers des activités jugées inutiles alors que les services nécessaires à la santé, l’éducation ou le fonctionnement de la société manquaient de moyens! Le mécontentement grandit tellement que les gens en nombre de plus en plus grand maudissaient les poètes. On leur fit remarquer que depuis que les poètes régnaient sur la société, il y avait moins de violence et qu’il y avait comme une douceur de vivre. Trop douce au gré des militaires qui dénonçaient un amollissement des moeurs et une préoccupante baisse des soldats et des moyens militaires. Les poètes décrêtèrent que la poésie était la plus puissante des armes et ils décidèrent qu’on devait nouer des liens avec les poètes des puissances étrangères. Les poètes connus et reconnus comme tels furent réquisitionnés pour aller à l’étranger prêcher la bonne parole poètique. Il y eut des récalcitrants mais finalement plusieurs acceptèrent d’aller rencontrer leurs confrères poètes étrangers pour organiser avec eux des réunions poètiques publiques. C’est le moment que choisit l’état autoritaire voisin pour envoyer son armée conquérir le royaume de L. La conquête fut facile car l’armée du royaume d’L, du reste très peu motivée et dépourvue de beaucoup de ses moyens, rendit les armes sans combattre. Piller le pays ne présentait pas non plus d’intérêt car le pays était maintenant ruiné. Pour s’opposer à la domination de l’envahisseur, le peuple décida d’opposer une résistance passive. Dans le pays conquérant le travail des poètes connus et reconnus portait ses fruits. Cependant c’était loin d’être suffisant pour faire taire les armes et surtout ceux qui les dirigeait. On décida d’organiser les jeux olympiques de la poésie afin de rapprocher les nations dans une compétition pacifique. On put assister aux joutes de la fine fleur de l’élite littéraire de tous les pays qui rivalisait de virtuosité métaphorique, d’acrobaties propedeutiques mais finalement celui qui recueillit le plus de lauriers fut un jeune réfugié arménien qui avait fui les persécutions et dont les poèmes pudiques, simples et douloureux émurent le plus grand nombre de gens car le peuple souffrait et on apprécie jamais autant la poésie que lorsqu’on souffre. La poésie de Hohvanes était comme un pansement sur l’âme. Les medecins peuvent guérir les hommes blessés, mais seule la poésie, et la musique peuvent guérir leur âme. les mots de Hohvanes courraient sur la crête des arbres dont les branches gemissaient de la douleur de l’arrachement. Ses mots qu’on aimait à dire et à entendre adoucissaient la souffrance. On se sentait submergé dans un océan de bienveillance et d’amour. Sa poésie n’était manifestement pas un exercice de virtuosité et elle entrait sans détour dans les cœurs simples. On était surpris d’abord. Comment pouvait-on garder l’envie de célèbrer la beauté du monde quand on avait subi tant de barbarie? puis on ressentait un profond sentiment de paix intérieure et semblaient résonner dans le tumulte aboli, les mots: « comme c’est juste! » On vit de plus en plus de gens considèrer que la quête du beau était la plus haute ambition qu’un être humain pouvait poursuivre. C’était une force que plus aucune arme, aucune violence, plus aucun pouvoir ne pouvaient dominer. Les musiciens s’associèrent à cette révolution des poètes. Soudain inspirés, des compositeurs trouvèrent des accents nouveaux et ce fut comme une grande envolée lyrique qui emporta tous les cœurs et chez tous les peuples étonnés, des immenses bannières furent hissées entre les immeubles et les maisons d’abord dans les deux états en guerre puis ensuite, la guerre étant terminée faute de combattants dans les autres états plus éloignés. Il régna sur le monde une paix universelle et poètique.


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