
Bellangère et Arnaud Beriani s’étaient connus au conservatoire. C’est peu dire qu’ils aimaient la musique, la musique était leur raison de vivre. Ils lui vouaient un véritable culte. C’était leur religion. Aussi tout naturellement ils décidèrent d’unir leurs destins et de fonder une famille de musiciens. Ils auraient sept enfants, sept comme les sept notes de la gamme, sept enfants comme dans les contes de fées anciens. Ils en eurent sept en effet, sept garçons. Ils décidèrent de les appeler Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si. Malheureusement ils ne réussirent pas à devenir musiciens professionnels dans un grand orchestre, carrière très fermée. Aussi, comme beaucoup d’autres musiciens déçus, ils devinrent professeurs de musique dans un collège devant des enfants très bruyants mais peu intéressés par l’harmonie musicale. Du moins en jugèrent-ils ainsi. Mais ils durent de surcroît admettre que leurs propres enfants étaient davantage intéressés par le foot-ball et qu’ils préféraient pianoter sur un clavier d’ordinateur que sur celui d’un piano. Quant au dernier de leurs enfants, c’était pire encore. Il était si petit que même en ajoutant des gros livres sur le tabouret du piano, il avait du mal à atteindre les notes. Avec cela il ne se décidait pas à grandir, si bien qu’on l’appela le petit poucet. Un jour, ils lurent dans une revue, un entretien avec un professeur de musique célèbre pour avoir formé de nombreux artistes de concert.
« – On vous appelle l’ogre » dit le journaliste sur un ton provocateur «tellement vous terrorisez vos élèves » L’ogre était en effet appelé ainsi par ses élèves non seulement à cause de la sévérité de son enseignement mais aussi à cause de son apparence redoutable. C’était un géant avec une voix tellement redoutable que lorsqu’il vous parlait, vous aviez l’impression qu’une montagne menaçait de s’écrouler sur vous. Il prétendait que tous les êtres humains, enfants compris aimaient la musique et que tous étaient capables d’en jouer. Ce n’était qu’une question d’autorité. Tous les enfants qui passaient entre ses mains, sortaient en sachant jouer plus que correctement d’un instrument. Il accepta de recevoir la famille Beriani. Comme les parents Beriani n’avaient pas les moyens de payer la pension dans le château de l’Ogre pour tous leurs enfants car les élèves devaient vivre coupés du monde sous sa seule autorité, il ne prendrait qu’un seul élève. L’ogre exigea de pouvoir choisir lui-même l’enfant qu’il accepterait, s’il en acceptait un, et cela n’était pas du tout certain car il avait déjà trop d’élèves Cela allait coûter quand même une grosse somme car l’ogre était fort cher. Les sept enfants défilèrent au piano devant l’ogre imperturbable qui au bout de quelques secondes, annonçait d’une voix de jugement dernier : « au suivant » Enfin il ne resta plus que le petit Si. Voyant l’embarras des parents pour l’installer à la hauteur du piano, l’Ogre se redressa, attrapa le petit Si d’une main et s’installa devant le piano avec le petit Si sur un genou. Comme si le petit Si n’attendait que cela depuis longtemps, il fut à peine installé devant le piano que ses petits doigts coururent comme des souris inquiêtes sur les notes blanches devant la famille Beriani stupéfaite. On eut dit qu’il cherchait son chemin pour rejoindre le ciel de l’harmonie que par moments on apercevait.
« – je prends celui-là » dit l’ogre d’une voix sans réplique.
Il devait rester un mois chez l’ogre, Si y resta 3 ans. L’Ogre répondit aux parents inquiets qu’ils ne paieraient rien, si l’enfant lui était confié. Sa femme et ses sept filles acceptaient de lui faire l’école. Elles s’étaient prises d’une grande amitié pour le petit Si et Si s’entendait très bien avec tous ces géants. Au bout de trois ans, maintenant âgé de 8 ans et se préparant à entrer au collège suite à une dérogation particulière accordée par l’académie en raison de son très jeune âge, Si donna un concert dans le grand salon de l’ogre où de nombreuses personnalités du monde musical et de la presse vinrent entendre le jeune prodige et admirer le talent de son professeur. Si n’avait pas beaucoup grandi mais suffisamment cependant pour pouvoir maintenant atteindre les touches du piano bien qu’en raison de sa petite taille, les touches noires étaient encore difficilement accessibles mais il touchait le clavier avec une telle variété d’intensités et de rythme que les pianistes professionnels qui étaient dans la salle furent impressionnés par la délicatesse de l’harmonie. On eut dit que le petit poucet courait dans une forêt, bifurquait entre les arbres comme pour s’enfuir avec légèreté et espoir parfois, avec souffrance et angoisse d’autres fois puis enfin comme si enfin il avait trouvé son chemin, avec bonheur. Ce fut un triomphe. La réputation de l’ogre grandit encore et la liste des pianistes se destinant à des présentations publiques professionnelles s’allongea. Il entendait toucher enfin la rémunération de tant de patience et d’effort pour faire progresser le petit poucet qui devait à l’avenir se produire gratuitement pour l’ogre dans des concerts que celui-ci organisait. Mais le petit Poucet n’avait peut être pas grandi beaucoup en taille, il avait gagné beaucoup en assurance. Il y mit une condition que l’ogre finit par accepter: l’ogre devait accepter que le petit poucet puisse passer la moitié de son temps dans sa famille. C’est ainsi que le petit poucet put enfin retourner chez lui embrasser ses parents et ses frères. Trois années s’écoulèrent encore durant lesquelles le petit Poucet se produisit dans toutes les salles de concert recherchées. Le petit Poucet n’en pouvait plus de ce rythme épuisant mais l’ogre ne voulait pas lâcher cette source de profits que lui procuraient les concerts. Un soir, alors que le petit Poucet eut à nouveau vainement réclamé sa liberté, il se coucha tout habillé et fit semblant de dormir. Il attendit que tout soit silencieux dans la maison et s’enfuit. Il réussit à rejoindre une route où une voiture accepta de le déposer dans une gare et bien que sans argent, il réussit à monter dans un train, puis un autre et encore un autre et finalement à rentrer chez lui. Ses parents et ses frères le reçurent avec joie mais dès le lendemain matin, l’ogre frappait à la porte de ses parents et réclamait le petit poucet
- « sans moi il n’est rien, il ne pourra rien faire « s’écria l’ogre
- « détrompez vous » répondit le père du petit poucet « notre fils a réussi à interesser ses frères à la musique et à leur enseigner à bien jouer d’un instrument. Nous formons un orchestre maintenant et nous allons maintenant nous produire dans toutes les salles de spectacle qui voudront bien nous recevoir »
Et c’est ce qu’ils firent. L’ogre comprit qu’il ne pourrait plus contraindre le petit poucet à jouer pour lui. Il rentra furieux dans son château. L’orchestre familial du petit poucet connut le succès. Peut être ne gagna-t-il pas beaucoup d’argent mais Petit Poucet et ses frères furent heureux et leurs parents davantage encore!