La lassitude du sable sous les vagues

Monsieur Gauthier reposa le cahier devant lui sur le sable et contempla la mer. Il se souvenait de cet enfant arrivé en cours d’année scolaire. Dans le lycée Stanislas de Saumur, où il enseignait le français depuis 35 ans, il avait toujours été très fier de ses principes d’éducation. C’était simple, il fallait faire régner une discipline sans complaisance et être craint. Sans cela un enseignant perd son temps à rappeler les élèves à l’ordre. Application et méthode devaient être la préoccupation première de ses élèves. Cette classe de seconde littéraire qui n’avait pas pris pour option le latin et le grec était à ses yeux, une classe d’élèves repêchés d’un redoublement justifié, insuffisamment intelligents pour suivre la filière scientifique et mathématique et trop paresseux pour étudier les lettres en profondeur, c’est-à-dire en prenant en compte l’héritage classique de la littérature française, fortement imprégné de culture grecque et latine. Aussi, lorsque Zachary, ce petit nouveau arriva en classe, Monsieur Gauthier, jugea opportun de rappeler à tout le monde, les principes d’éducation qui régnaient dans ses classes. Il termina en disant avec emphase:
« Ce n’est pas à l’enseignant de s’abaisser au niveau de l’élève, c’est à l’élève de s’élever au niveau de l’enseignant »
A son grand étonnement, le petit nouveau, leva le doigt. Agacé, monsieur Gauthier, tourna vers lui, son œil affecté d’un strabisme convergent qui lui donnait l’avantage de pouvoir identifier un élève tenté de chahuter en croyant que le professeur regardait ailleurs :
«- oui ?
– Mais Monsieur, comment l’élève peut-il se mettre au niveau du professeur si celui-ci ne commence pas par se mettre au niveau de l’élève? »
La température dans la classe devint glacée. Tous les autres élèves contemplaient monsieur Gauthier, avec une expression de terreur. Monsieur Gauthier ne dit rien. il regarda fixement le petit nouveau pendant plusieurs secondes puis dit :

«  –  prenez vos cahiers, et notez : « apprendre la biographie de Molière, page 177 de votre livre de français. Interrogation écrite lundi prochain »
À l’Intercours une camarade expliqua à Zachary que les interrogations écrites de Monsieur Gauthier, consistaient à écrire sous sa dictée, un texte de son invention, inspiré du texte qu’il fallait apprendre en remplissant les trous que Monsieur Gauthier donnait dans sa dictée. Et il fallait faire bien attention car il fallait citer le terme précis du livre. Très impressionné, Zachary apprit les trois pages de son livre français, consacrées à Molière. À sa grande stupéfaction, la copie qui lui fut rendue était marbrée de rouge violent, sous les traits de crayon du correcteur qui lui mit un 4/20 en raison de nombreuses fautes de syntaxe dans sa copie et d’une imprécision. Il ne suffisait pas de dire que Molière avait été persécuté par l’église, il fallait dire, comme dans le livre que Molière avait été persécuté par la compagnie du Saint-Sacrement.
Pour Zachary, ce fut le début d’un enfer. Ah, il était loin le temps où dans les cours de monsieur Pelletier, son professeur de français du collège, on était encouragé à interpeller le professeur pour donner ses impressions sur le comportement des personnages des romans étrangers modernes traduits en français comme le roman prophétique 1984 de George Orwell que Monsieur Pelletier leur faisait lire!
Tout opposait ces deux enseignants jusqu’à leur tenue. Monsieur Pelletier arborait volontiers des chemisettes colorées et une abondante chevelure hirsute tandis que monsieur Gauthier, qui avait bien 30 ans de plus, ne se présentait jamais sans son ample costume gris, comme on en portait encore dans les années 1950!
Au moindre prétexte, Zachary se faisait cingler par des remarques humiliantes et des prédictions apocalyptiques sur son passage en première. Zachary s’en réveillait la nuit en sueur. Il déprima. Il perdit l’appétit, était perpétuellement fatigué et dans un état fébrile. Lorsque le soir, il quittait le lycée, il s’attardait parfois dans un recoin d’une ruelle sombre et demeurait là silencieux, la lame d’un canif appuyée sur sa gorge. Le contact froid du métal le calmait. Trois mois plus tard., On apprit qu’un inspecteur de police s’était présenté au lycée pour enquêter sur les raisons du suicide de Zachary. Lorsque le proviseur lui indiqua que l’inspecteur de police l’avait interrogé sur la personnalité de cet enfant et les causes selon lui, de son suicide, monsieur Gauthier pour masquer son trouble, s’emporta sur cet élève d’un niveau déplorable. Le proviseur, manifestement embarrassé, restait silencieux et regardait de temps à autre Monsieur Gauthier par en dessous pour voir comment il réagissait.

«  – …pourtant » hasarda le proviseur « son livret scolaire des classes précédentes fait état d’un élève remarquablement éveillé et doué pour les lettres, malgré une maîtrise déficiente de la langue, en raison de ses origines étrangères.
 – Est-ce ma faute à moi « s’emporta monsieur Gauthier » si on fait monter dans les classes supérieurs des élèves qui n’ont pas le niveau requis ! »
Il était outré.
« oui,  oui, bien entendu » s’empressa de déclarer le proviseur « C’est bien malheureux, les parents écoutent trop les enfants et ceux-ci n’ont plus le sens de l’effort, alors de surcroît aujourd’hui avec les écrans… Mais ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de suite, c’est une histoire malheureuse.

–Comment ça, il n’y aura pas de suite ? Mais quelle suite pouvait-il y avoir et qu’avait-il donc à craindre ? il n’avait rien à se reprocher ! »

Monsieur Gauthier était furieux.

«  bien sur ! bien sur ! Tenez, le policier m’a remis ce cahier de poèmes qu’on a retrouvé dans les affaires du petit Zachary. C’est manifestement un enfant qui était excessivement sensible et qui a mal vécu son arrivée en France où il n’était pas soutenu par des parents de culture étrangère qui ne comprenaient pas les attentes du système éducatif français »


Monsieur Gauthier feuilleta furieusement le cahier manuscrit de Zachary, à la recherche des fautes d’orthographe et de grammaire sur lesquelles ils s’affligea.

«  – vous vous rendez compte ? en classe de seconde ! Dans deux ans il doit se présenter au bac litteraire ! »


Durant les vacances d’été qui suivirent, monsieur Gauthier et son épouse se rendirent comme d’habitude au bord de la mer dans les Landes

«  – qu’est-ce que tu as » lui demanda son épouse « depuis quelques temps, tu as changé ! Tu es nerveux, tu dors mal. On ne peut rien te dire sans que tu t’emportes… »
Monsieur Gauthier, prétexta les difficultés du métier. Aujourd’hui, l’enseignant vivait sous la menace perpétuelle d’être remis en cause dans son enseignement. Ah, il était bien fini le temps où lorsque l’élève était puni par l’enseignant, il était doublement, puni ensuite par ses parents, lorsque ceux-ci l’apprenaient, sans mettre en doute le bien-fondé de la sanction de l’enseignant! Et maintenant, on lui envoie même la police !
Madame Gauthier voulut rentrer pour aller préparer le repas dans leur location. Contrairement à son habitude, monsieur Gauthier, resta quelques temps sur la plage pour regarder le soleil couchant. Quand sa femme fut partie, monsieur Gauthier sortit de son sac, le cahier de Zachary, et lut les poèmes de l’enfant. Peu à peu, il ne vit plus les fautes de syntaxe, l’orthographe déplorable, il ne voyait plus que la tristesse d’un enfant perdu. Une grande solitude l’envahit, il n’y avait plus personne maintenant sur la plage, il n’y avait plus que les vagues qui revenaient sans cesse et sans cesse comme un remords qu’on ne peut chasser et que le sable absorbait tristement.


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