Pour Eleonore, c’est ainsi que tout avait commencé. Lors d’un repas de famille Eleonore avait voulu imiter sa tante Astrid, chanteuse dans une chorale et avait repris le refrain que sa tante venait de chanter avec une telle conviction que tout le monde s’était émerveillé. Ô le bonheur de se sentir soulevé par un souffle d’admiration et d’amour! Aussi lorsque plus tard, on rechercha une élève pour chanter à la fête de l’école, elle se proposa avec enthousiasme et fut acceptée. La professeure de musique madame Menard qui ne ménageait pas ses efforts pour convaincre les collégiens que la musique n’était pas seulement l’occasion de faire plus de bruit que d’habitude, était enchantée. Eleonore avait en effet une voix exceptionnelle et on sentait déjà murir cette sensualité rageuse qui plait tant auprès des jeunes publics populaires et fait la fortune des producteurs d’enregistrements musicaux à succès. Durant l’année scolaire, elle avait fait travailler ses élèves sur un extrait du célèbre « pêcheur de perles » de Bizet qu’il avait fallu au final beaucoup modifier pour tenir compte de la très médiocre capacité des élèves à faire autre chose que ce qui les amuse. Madame Menard dut accepter de transposer cet air sentimental et languissant dans un rythme sauvage qui évoquait davantage la Marseillaise sur un rythme d’un marteau piqueur assourdissant que les soupirs amoureux d’un modeste pêcheur. Contre toute attente, ce fut un triomphe. Les parents également présents à cette fête de fin d’année furent subjugués comme les enseignants et les élèves par la puissance et l’énergie qui émanait de cette petite jeune fille gracieuse qui paraissait si timide. Eleonore fut applaudie à tout rompre et durant les jours qui suivirent, il semblait à Eléonore que tout le monde s’écartait sur son passage en murmurant avec des soupirs d’envie. Elle faisait mine de ne pas entendre mais elle buvait intérieurement un élixir de miel. La principale du collège eut beau mettre monsieur et madame Bellanger, les parents, en garde contre les effets pernicieux d’une telle admiration sur une petite jeune fille qui devait se construire. Gorgés d’orgueil, les parents ne voulurent rien entendre. Toutes ces mises en garde n’étaient que de la jalousie. On allait leur montrer à tous ce que valait leur fille ! On paya à Eleonore des cours de chant. On l’habilla avec des robes de princesse et on l’inscrivit à des concours. Aurélie, sa petite soeur reléguée dans l’ombre contemplait tout cela avec effroi et se recroquevillait sur elle-même. Avec l’aide d’un grand cousin qui étudiait dans une école d’ingénieurs informatiques, Eleonore put à 18 ans produire l’enregistrement d’un spectacle qui habilement présenté sur les réseaux sociaux, lui apporta rapidement une gloire inespérée. On s’intéressa à elle. Cette petite jeune fille gracieuse qui avait encore la fraîcheur et la fragilité de l’enfance possédait un talent qui ne laissait personne indifférent. La société «Get Alive Production» lui promit par contrat de lui faire connaître succès et célébrité à condition qu’Eleonore suive scrupuleusement les instructions qu’on lui donnerait pour assurer sa promotion. Monsieur et madame Bellanger assistèrent effarés au départ de leur fille qui avait accepté de vivre avec son directeur artistique, un personnage énigmatique qui arborait toujours un sourire béat et une jovialité exubérante, en prenant des poses de cow-boy fatigué. Il était son compagnon et son mentor et soumit Eléonore à des leçons de danses très rythmées et des répétitions nombreuses qui ne laissaient guère plus, à la pauvre Elenore, pour tout repos que les moments où elle se faisait coiffer, maquiller et habiller. Le prénom Eleonore sentait trop le vieux XIXè siècle français. Elle fut rebaptisée Vinky Bjorn dans les magazines et les réseaux sociaux et on la prétendit suedoise pour expliquer pourquoi son accent anglais était si peu convaincant. Monsieur et madame Bellanger découvrirent quelque temps après que leur deuxième fille Aurélie avait abandonné ses études d’ingenieur et était partie en Afrique pour aider les enfants orphelins. Elle avait laissé une lettre avant de disparaître. Elle expliquait qu’elle n’en pouvait plus. Depuis des années, elle vivait écrasée par la célébrité de sa sœur que tout le monde lui rappelait à chaque instant. Elle devait sans cesse se méfier des gens qui l’approchaient et cherchaient à lui soutirer des confidences. Elle ne pouvait sortir librement sans être prise en chasse. Elle avait même failli être enlevée pour faire payer une rançon à sa sœur. La vie de sa sœur n’était pas sa vie. La célébrité, la fortune ne l’intéressaient pas. Elle voulait être utile et elle voyait bien qu’elle ne pourrait pas l’être dans cette société de consommation qui flatte l’égo et excite les désirs. Il n’y avait pas d’autre solution pour elle que de quitter l’Europe et d’effacer toutes traces derrière elle. Il ne fallait pas chercher à la retrouver car les journalistes la prendraient aussitôt en chasse. Elle reprendrait contact avec ses parents lorsque cette folie se serait calmée. Elle disparut à son tour. Toutes les démarches des parents pour tenter de ramener les filles au bercail familial furent vaines. Elles étaient légalement majeures bien que comme la plupart des jeunes gens de leur génération, il leur manquait beaucoup de maturité. Monsieur et madame Bellanger étaient minés par un sentiment de culpabilité. Ils avaient toujours protégé leurs filles et veillé à leur rendre la vie facile et ils redoutaient les épreuves auxquelles elles allaient être soumises. Avoir donné une telle responsabilité à des jeunes gens qui n’avaient jamais eu besoin de gérer leur vie dans une société si complexe était il bien raisonnable? Ils avaient beau renvoyer la faute aux dirigeants politiques, ils ne pouvaient pas ne pas voir qu’ils n’avaient aucunement préparé leurs enfants à faire face à leur avenir. Ils accumulaient en tremblant tous les témoignages, articles, photos, films sur leurs filles. Pour Eleonore, il y en avait énormément mais c’était toujours les reportages commerciaux destinés à éblouir ses fans. Quant à Aurelie, il n’y avait tout simplement rien ou presque rien! Un jour, monsieur et madame Bellanger reçurent dans leur boîte aux lettre un exemplaire d’un journal très peu connu qui publiait un reportage sur une étudiante ingénieure. Eleonore X avait réussi à acheter avec l’aide de sa soeur, une artiste mondialement connue dont elle refusait de dire le nom, un condensateur fonctionnant à l’énergie solaire qui permettait d’obtenir de l’eau. Elle racontait la joie d’avoir pu redonner l’espoir à ce village abandonné au fond du désert et la reconnaissance des habitants du village qui maintenant l’entouraient d’affection. Elle se sentait riche de cet amour si simple, si bienveillant. C’était la seule richesse qu’elle possédait mais c’était la seule qui comptait pour elle. Monsieur Bellanger en tomba malade. Il fallut l’hospitaliser. Son état s’aggrava rapidement. Madame Bellanger crut devenir folle. Quoi son mari allait mourir et ses filles n’en sauraient rien ? Il ne les reverrait pas? Ne sachant plus à qui s’adresser. Elle courut au commissariat de police où elle hurla son désespoir. On essaya de la calmer, de la faire taire en vain! il fallut la placer dans une cellule et un médecin vint lui faire une piqure qui l’endormit. A son reveil elle fut interrogée par un inspecteur de police qui accepta par pitié de faire une enquête pour retrouver les filles disparues. Il tint parole. Eléonore alias Vinky Bjorn était en tournée aux Etats Unis. Aurélie travaillait pour une association humanitaire et enseignait dans une école au Tchad. On avait pu les contacter. Toutes les deux arrivaient en France par le premier avion. L’annulation brutale de son prochain spectacle dont les places avaient déjà été vendues fut un scandale dont la presse se fit largement l’écho et Get alive resilia brutalement le contrat en réclamant des dommages et intérêts. Aussi lorsque Eleonore se présenta en taxi à l’hôpital de son père, les journalistes étaient nombreux à l’attendre. Vinky en larmes au chevet de son père mourant, ça allait bien se vendre ! Ce fut sur son passage un beau chahut et la police appelée eut bien du mal à lui ouvrir un passage jusqu’à la chambre où son père sous perfusion, hebêté, ne put d’abord reconnaitre sa fille dans cette femme maigre et maquillée au regard si triste. On cria à la porte :
« je veux voir mon père ! vous n’allez pas m’empêcher de voir mon père. Laissez moi passer, laissez moi passer je suis sa fille ! » Ces derniers mots déclenchèrent une fusillade de photos. Quoi cette clocharde sale en savates qui venait également d’arriver, était la sœur de la Vinky glamour célèbre sur toute la planête ? C’était Aurélie. Vinky bondit « laissez la passer ! laissez là passer ! c’est ma sœur ! » elle tirait les journalistes par leur blouson, elle leur donnait des coup de pied et de poing pour libérer le passage. Elle mordit même jusqu’au sang un des journalistes qui la repoussait pour pouvoir prendre des photos à son tour. De rage et de douleur, il lui envoya une violente giffle qui la propulsa au sol à plusieurs mètres sous les crépitements des photos. La police réussit enfin à s’interposer et à écarter les journalistes tandis qu’avec un infirmier, Aurélie à genoux devant sa sœur lui appliquait une serviette sur sa bouche en sang. Son père leur tendait les bras en sanglotant. Déjà les photos circulaient sur les réseaux sociaux. On voyait Vinky défigurée par la haine tenant dans ses bras une femme, une pauvresse aux traits creusés, tellement vieillie par les épreuves qu’elle semblait être sa mère. Monsieur Bellanger mourut pendant la nuit. Eleonore, Aurelie et leur mère qui les avait rejointes sortirent de l’hopital, sous escorte policière, la tête couverte pour éviter les photos. Elles décidèrent toutes trois de se réfugier en Bourgogne dans un village où leur mère avait hérité de la ferme de ses parents. Elles s’y enfermèrent, firent un feu dans la cheminée et restèrent longtemps prostrées avant de pouvoir se parler. Eleonore refusa de raconter sa vie. Cette prison dorée où elle vivait depuis des années c’était un enfer qui avait pris fin. La société « get alive » avait resilié le contrat. Elle n’était plus rien du jour au lendemain. Elle ne pourrait pas payer les millions de dommages et intérêts qu’on lui réclamait. Elle était ruinée mais elle était libre enfin. Elle avait poursuivi ce qu’elle croyait un rêve merveilleux et finalement elle n’avait été qu’une poupée manipulée.
« -J’ai voulu posséder le monde et finalement je n’étais même pas maîtresse de moi-même.
-j’ai beaucoup souffert moi aussi mais je suis heureuse et je continuerai ma vie d’aide humanitaire aussi longtemps que je pourrai car c’est un monde qui a gardé des liens humains. Plus j’avance en âge et plus ma vie prend du sens. Je vis dans un monde où on s’enrichit en donnant, je vis dans un monde plus grand que moi-même…..merci pour le condensateur….
– je suis contente d’avoir pu t’aider…j’aurai au moins fait ça de bien dans ma vie »
Les deux sœurs épuisées s’endormirent tandis que madame Bellanger, la tête dans les mains pleurait et repêtait « qu’avons-nous fait ?…mais qu’avons-nous fait ?… »