Le frère de Novalis

La fin était proche. Allongé sur son lit, Friedrich von Hardenberg gardait un calme impressionnant. On annonça la présence de Hans von Hardenberg, son frère. Cela faisait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus. Hans était plus jeune et c’était celui des dix autres frères et sœurs avec lequel Friedrich avait toujours entretenu des relations les plus étroites empreintes de rivalités et d’une grande complicité malgré leurs caractères totalement opposés. Autant Friedrich le frère ainé était introverti, intellectuel, rêveur et gauche dans tous ses mouvements, autant Hans était téméraire, volontiers fastueux aimant les fêtes malgré les colères paternelles, recherchant les défis physiques où il brillait et c’est très volontiers que suivant une tradition familiale, il était entré dans l’armée et avait parcouru l Europe dans ses campagnes militaires. Ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs années. Quand il entra dans la pièce, Friedrich von Hardenberg eut l’impression que celle -ci était soudain devenue minuscule tant la stature de son frère et ses gestes d’une ampleur majestueuse en imposaient. Hans avait entendu dire que son frère était mourant et comme justement son escadron passait non loin de là, il fit seller son grand frison noir à l’encolure puissante qui effrayait le peuple, suscitait la jalousie des autres officiers et que nul autre que lui ne pouvait monter et partit au galop. Dans cette pièce de taille modeste, il n’y avait qu’un lit, une table jonchée de papiers et une étagère chargée de livres. Comment son frère avait il pu quitter le château familial d’Anstein pour se contenter d’une si modeste demeure à Weissenfels ! Il posa une main bienveillante sur la main frêle et délicate de Friedrich et s’assit sur l’unique chaise de la pièce.
« – tu écris toujours des poèmes me dit-on et il paraît même que tu as du talent. Mon pauvre frère, tu vois où tout cela te mène ! On dit que tu as été très affecté par la mort prématurée de Mlle von Kuhn. Tu vas perdre une courte vie que tu as gâchée dans l’étude et la poésie et un chagrin inconsolable. Que n as tu comme moi parcouru le monde et fait la guerre et l’amour en buvant du vin français?
Certes ta vie te semblera plus longue mais tu auras vécu sans savoir qu’elle ne finit pas avec la mort tandis que ma courte vie est riche d’autres vies qui ont commencé bien avant la mienne et finiront quand il plaira à Dieu….
Ce sont des fadèses ! Il n’y a qu’une seule vie, celle qui commence avec notre naissance et termine avec notre trépas. Après la mort Dieu juge ce qu’il doit advenir de notre âme.
Parce que pour toi vivre se réduit à jouir et à souffrir mais jouir et souffrir ne sont que des épiphénomènes de la vie et ils ne sont pas à eux seuls la vie. Pire encore ils nous font oublier la vie car ils enlèvent la conscience de vivre et vivre sans conscience ce n’est pas vivre humainement et pour vivre pleinement, il faut vivre à l’écoute intelligente de l univers, et cela aussi bien dans le passé que dans le présent. Il faut se sentir exister dans toutes choses, dans tous les autres. Celui qui atteint cela, ne peut pas mourir car son individualité continue à vivre avec les choses qui continuent à vivre.
Ce n’est qu’une élucubration d’un cerveau anémié dans les livres, une illusion !
…et quand bien même ce ne serait qu’une illusion ! Qu’importe puisque j’y crois et que rien ne prouve qu’une réalité sans illusion existe davantage. Quand bien même ce ne serait qu’un rêve, qu’importe puisque je grandis par ce rêve, que je dépasse les limites de mon individu pour rejoindre les limites des univers passés, présents et futurs.
Si tu n’étais pas mon frère, je te chatouillerais le corps avec mon épée pour te rappeler les limites de ton individu.
Oui tu me feras souffrir et pour éviter cela, je suis disposé à dire ce que tu veux. Je dirai même si tu le veux, que rien n’existe en dehors de mon corps
Tu blasphèmes !
C’est pourquoi tu m’épargneras. Et lequel de nous deux blasphème ? Toi qui veux me réduire à mon corps ou moi qui veut croire à une vie éternelle.
Troublé, Hans ne sut plus que dire. L’esprit si fertile et l’intelligence si puissante de son frère allait à nouveau l’emporter mais Friedrich s’était tu. Son visage avait maintenant une parfaite immobilité. Il était mort, mort si brusquement alors qu’il semblait pouvoir parler encore sans faiblesse qu’il était difficile de croire qu’il n’était plus vivant à jamais. Hans le contemplait et en le fixant, il lui semblait que le corps bougeait encore. Alors il détourna la tête et regarda les meubles et objets autour de lui, le lit, le bureau avec une chaise qu’il occupait, la croix au mur. Des livres débordaient d’une étagère. Sur le bureau, des feuilles de papier s’entassaient, noircies d’une écriture qui semblait vouloir s’envoler hors du papier. Tout ce qui avait fait la vie de son frère était encore là en plein mouvement et il semblait aussi impossible de croire que l’écriture n’allait pas se remettre à courir sur les feuilles répandues que de croire qu’un oiseau allait suspendre à jamais son vol dans le ciel. Quelques mots le happèrent pour l’entraîner vers des univers inconnus et immenses.
Il commençait à faire nuit. Il alluma une bougie et s’enfouit à nouveau dans les papiers épars. De temps à autre, il interrompait sa lecture pour jeter un regard vers son frère. Sous la lumière changeante de la flamme, il lui semblait que le visage s’animait et que les mots qu’il lisait dans le silence froissé du papier venaient de ces lèvres immobiles. Le silence éveillait le moindre bruit et l’ombre s’éclairait. Des formes nouvelles apparaissaient tandis que les murs de la pièce s’effaçaient et ce qui était sans vie prenait vie, tandis que la croisée de la fenêtre sur le jardin qui s’estompait s’imposait comme le Christ rédempteur. A cette heure, en ce lieu, la poésie était bien comme l’avait écrit son frère « la seule vérité authentique absolue ». La porte s’ouvrit un instant et se referma.
Dans le jardin, une longue plainte s’éleva. On eut dit tout d’abord une plainte d’enfant puis cela sembla l’appel d’une chouette. Dehors un rayon de lune scintilla sur le feuillage triste d’un saule pleureur. L’eau d’un bassin frissona. Tout, le ciel et la terre et toutes formes qu’on devinait maintenant plus qu’on ne les voyait, semblait attendre quelque chose. Dans la nuit, quelque part, loin, très loin peut être, on entendit un cri déchirer la nuit. On venait de retrouver le corps d’un cavalier projeté dans un précipice par un cheval noir fougueux. Monsieur Just, le propriétaire de la maison et ami de Friedrich avait envoyé son fils prévenir Monsieur le Baron von Hardenberg que son fils était mourant et qu’il devait venir vite s’il voulait le voir encore vivant. Le jeune Wilhem pour bien faire était monté sur le grand frison noir qu’on n’avait pas encore dessellé et était parti très rapidement mais il n’avait pu maîtriser le puissant cheval qui était parti au grand galop à travers les rues, faisant jaillir sur les pavés une pluie d’étincelles sous ses fers, sa longue crinière enveloppant le jeune homme épouvanté. Sur son passage, les gens s’écartaient en criant, croyant voir ressurgir un de ces dragons de légende. Au lieu de suivre la voie réservée au passage des chevaux, le frison noir avait bifurqué pour couper à travers la montagne, vers les anciennes mines de fer du Harz, où jadis les sorcières venaient faire leur sabbat et l’on pouvait voir de loin les corbeaux tournoyer lourdement dans le ciel, dans l’attente d’on ne sait quel effrayant festin, tandis qu’à la nuit tombante les chauve- souris dérangées sortaient des galeries souterraines et faisaient fuir les curieux.
Des bûcherons qui redescendaient vers la ville virent le grand frison noir se cabrer devant un précipice et bifurquer à nouveau brusquement, projetant son cavalier dans le vide puis il avait galopé jusqu’au château où on l’avait reconnu. On crut qu’il était arrivé quelque chose à Hans. On envoya du monde fouiller les précipices avec des torches et on retrouva un corps dont le visage lacéré par les branches des arbres était méconnaissable.
A n’en pas douter, ce corps au visage méconnaissable qu’on avait déposé dans la cour du château, était celui de Hans.
Durant ce temps Hans écoutait dans le silence les hymnes à la nuit de son frère, envouté par ces incantations où retentissait l’esprit divin, ne pouvant encore distinguer la lumière du jour maintenant naissant dans cette lumière spirituelle qui l’envahissait. Des morts il en avait vu beaucoup sur les champs de bataille mais jamais encore ils n’avaient aussi présents. Ce n’était que de la chair humaine à peine encore des êtres humains. Mais là, c’était tout autre chose, l’esprit était là. Même vivant, il n’avait jamais autant perçu l’esprit de son frère. Bien sûr, comme tout le monde, il avait admiré son intelligence exceptionnelle qui lui avait permis d’étudier le droit, la philosophie et même de terminer avant les autres étudiants ses études de Polytechnique et quelle hauteur de vue ! quelle indépendance d’esprit chez un être si jeune ! et quelle chance il avait eu d’avoir un père si ouvert d’esprit malgré sa forte autorité et son austérîté chrétienne ! la bougie s’éteignit. Le jour envahit la pièce. Le corps immobile semblait maintenant sans vie. Il s’approcha et posa sa main sur les mains jointes et froides de son frère puis il posa son autre main sur le font de son frère avec le vague espoir de le réchauffer, de le ranimer mais plus rien ne se passa et comme une lame de fer, cette vérité pénêtra dans sa poitrine et fit monter ses larmes : « jamais plus. » Il ramassa les manuscrits épars et descendit l’escalier. Dans la grande salle en bas, Monsieur Just, l’attendait
« je ne voulais pas vous déranger dans ce moment de recueillement. Que comptez vous faire ?

  • Je vais ramener le corps de mon frère à Anstein afin qu’il soit inhumé dans le caveau familial
  • l faudra d’abord que vous obteniez le certificat de décès et le permis d’inhumer du médecin légiste et du prêtre. J’ai déjà envoyé mon fils prévenir vos parents.
  • N’avez-vous pas entendu un grand cri cette nuit
  • Non je n’ai rien entendu
  • Je vous prie d’appeler le prêtre et le médecin légiste. D’où venait ce cri que vous avez entendu
  • Je ne sais pas. Il semblait venir de très loin mais en même temps je l’ai entendu distinctement. J’ai passé une étrange nuit à lire les poèmes de mon frère et cela m’a perturbé l’esprit.
  • J’avais une grande admiration pour votre frère. C’était vraiment un esprit exceptionnel et un homme de cœur. Il aurait certainement connu un grand destin. Dans de nombreuses années, on se souviendra encore de lui. Dieu ne permettra pas qu’une si belle âme soit oubliée.
    Mais le médecin légiste, qui devait constater le décès officiel de Friedrich, ne put venir que tard dans l’après-midi pour établir le certificat permettant le transport et l’inhumation du corps. Ce n’est donc qu’au soleil couchant, et malgré les recommandations insistantes de Monsieur Just de reporter au lendemain le déplacement du cercueil que Hans put monter dans la calèche qui transportait le cercueil de son frère. Cette calèche était tirée par deux chevaux qui étaient bien loin d’avoir la valeur de son frison. Il fallut plus d’une fois descendre pour aider le cocher à pousser une roue pour la tirer d’une ornière. Puis ils se perdirent et ce n’est que tard dans la nuit qu’ils arrivèrent au château. Il régnait là un silence sépulcral. Un serviteur qui ne le reconnut pas vint à sa rencontre pour lui indiquer que le baron et la baronne von Hardenberg, ainsi que la famille, des amis, tout le personnel et quelques paysans étaient réunis dans la chapelle pour une messe à l’intention de Monsieur von Hardenberg, le fils décédé.
    On a donc été informé, songea Hans sans s’imaginer un instant que c’était pour lui qu’on priait. Il entra dans la chapelle et s’assit au dernier rang. A la fin du culte, le pasteur s’approcha du baron
    -voulez vous dire quelques mots ou voulez vous que je m’en charge
  • je parlerai moi-même

Puis le baron se dirigea vers l’autel et se retourna :

  • Je vous remercie d’être venus si nombreux aussi vite. Je laisserai le pasteur reprendre la parole pour vous faire connaître l’organisation des funérailles. Je voudrais néanmoins vous dire quelques mots à propos de mon fils. Vous savez tous que nous avions eu des différends lui et moi et tous les jours qui me resteront à vivre je me reprocherai de n’avoir pas eu pour lui la bienveillance chrétienne que je me suis toujours efforcé d’avoir pour tous mes frères chrétiens, dans le respect de la parole de Dieu. J’ai même par mes colères et mon intransigeance que le pasteur et ma femme m’ont souvent reproché, ….si si … et avec raison été cause qu’il a si tôt quitté le château familial pour entrer à l’armée. J’en demande pardon à Dieu puisque je ne pourrai plus le faire à lui-même. J’en demande pardon ici publiquement, je ne me pardonnerai jamais cette faute. Mais si j’ai toujours été si dur avec lui, plus encore qu’avec ses autres frères et sœurs, c’est que…. C’est que …c’est qu’il me ressemblait tellement et que je l’aimais tant… » et il éclata en sanglots.
    Pétrifié, Hans écoutait ces paroles, sans pouvoir y croire. Etait-il possible que c’était de lui que son père parlait. Non ce n’était pas possible, dans sa confusion, il avait du confondre les prénoms mais son père s’était toujours bien entendu avec Friedrich dont il admirait la grande intelligence et la grande culture. Etait il possible que c’était de lui dont il parlait en disant aussi qu’il avait eu des différents avec lui ? La mésentente entre son père et lui était telle en effet, qu’il avait du quitter le toit paternel à l’âge de vingt deux ans pour s’engager dans l’armée. Cela faisait trois ans qu’il n’avait pas vu ses parents. Hans voulait se précipiter dans les bras de son père en larmes mais en même temps une terreur le clouait au sol. Comment son père allait-il réagir en voyant soudain apparaître un fils qu’il croyait mort et cela au moment où son frère ainé venait de mourir, ce que manifestement il ne savait pas encore mais qu’il allait bientôt apprendre. Mais qui donc était dans ce cercueil encore ouvert ? A ce moment, un paysan affolé entra dans l’église et s’écria « il y a un fiacre avec un cercueil dans la cour du château et le cocher prétend qu’il est revenu avec le fils de monsieur le baron ! » Le baron von Hardenberg recula épouvanté et s’effondra dans les bras du pasteur qui n’eut que le temps de le retenir.
    -Ah mon Dieu ! » s’écria la baronne en se précipitant hors de la chapelle avec toute l’assemblée derrière elle
    Hans après avoir hésité se décida à suivre l’assemblée et voulut dissiper le quiproquo mais que dire ? Sa mère sanglotait sur le cercueil en criant « Friedrich ! » avec un tel désespoir que plus rien au monde ne semblait plus avoir d’importance que la mort de Friedrich. Il regarda autour de lui reconnut ses autres frères et sœurs mais personne ne le reconnut. Avait il donc tant changé en 3 ans ? Il reconnut à côté de lui sa sœur « Hanna ! c’est moi ! » mais celle-ci le repoussa brutalement
    « ha monsieur ! croyez vous que ce soit le moment ? « et elle éclata en sanglots en criant « Friedrich ! »
    Hans recula et se fondit dans la nuit. Il retourna à la chapelle. Il n’y avait plus là que son père allongé sur le sol et le pasteur agenouillé devant lui. Son père était mort terrassé par une crise cardiaque en ayant appris tour à tour la mort de ses deux fils. Alors sans que personne ne put le remarquer, il se dirigea vers l’écurie où il trouva surpris son cheval qui le reconnut bruyamment.
    « tu es donc le seul à me reconnaître ? le seul à ne pas me confondre avec un autre ? le seul pour qui je sois encore vivant ? »
    Hans sella son grand frison et quitta le château. Il erra plusieurs jours et plusieurs nuits dans la montagne, dormant de préférence de jour dans les granges et dans les anciennes mines où à son arrivée s’envolaient les corbeaux et les chauves-souris. Des payans racontaient qu’ils avaient vu le fantôme du fils du baron galoper la nuit au clair de lune et certains prétendirent que le fils de monsieur le baron lisait des poèmes à haute voix. Cette rumeur devint si insistante que le bourgmestre fut contraint, tous les discours du pasteur sur l’inexistence des fantômes n’y faisant rien, à faire appel au prêtre de la paroisse catholique la plus proche pour venir faire des exorcismes qui n’eurent aucun effet. On prétendit que le fantôme se présenta un jour lors d’un exorcisme et éclata d’un rire satanique qui fit s’enfuir tous les fidèles.
    Pendant ce temps à Weissenfels, M. Just le logeur de Friedrich se demandait ce qu’était devenu son fils. On avait cru un temps qu’il s’était fait attaquer en chemin lorsqu’il était revenu d’Anstein après avoir déposé le corps de Friedrich au château (les routes n’étaient pas sures) mais des nouvelles étranges circulaient que le frère Hans et le père, le baron von Hardenberg seraient brusquement décédés peu de temps après Friedrich et qu’un mystérieux fantôme Hardenberg semait la terreur dans la région, monté sur un grand cheval noir. Se pouvait il que son fils Wilhem fut resté sur place ? Il avait plus vraisemblablement été attaqué par un brigand qui lui avait volé ce magnifique cheval et semait la terreur dans la région. Si on pouvait arrêter le brigand on réussirait sans doute à retrouver le corps de son fils. Il partit avec deux amis, armés comme lui, bien décidé à retrouver le soi-disant fantôme. Pour avoir ainsi pu échapper à toutes les recherches, ce cavalier mystérieux devait bien connaître la région. Il n’eut aucun mal à convaincre le baronne von Hardenberg et sa fille aînée Hanna de monter une expédition avec une troupe de volontaires pour rechercher le cavalier mystérieux. Pour Hanna, si le cavalier fantôme avait pu rester si longtemps dissimulé, c’est parce qu’il s’était réfugié dans les galeries des anciennes mines de la montagne, là où par superstition et par crainte des chauves-souris et on ne sait quelle autre légende, les gens n’osaient pas s’aventurer. Et puis elle avait des doutes. Ce cavalier qui dans la nuit et la confusion, le soir durant lequel on avait apporté le corps de Friedrich, s’était adressé à elle, en l’appelant par son prénom puis avait disparu en même temps que le cheval de son frère, n’était il pas cet étrange fantôme ? la description du fils de monsieur Just pouvait correspondre mais comment avait-il pu l’appeler par son prénom. Ils ne se connaissaient pas. Le médecin légiste en établissant le certificat de décès de Hans avait émis des réserves tant le visage du cadavre avait été affreusement mutilé par la chevauchée dans les branches des arbres et sa chute dans le ravin. Se pouvait-il que ce ne soit pas Hans qu’on avait enterré avec son père et son frère dans le caveau familial ? « Les cimetières sont pleins de morts qui ne sont pas ceux que l’on croit » avait répondu le lieutenant de police avec un geste d’impuissance résignée et pour la paix des familles lui-même parfois fermait les yeux et mettait ses doutes de côté. En temps de guerre notamment et pour permettre aux familles de faire leur deuil et de régler les successions, on enterrait ce qu’on avait, là où on pouvait. Cela arrangeait bien tout le monde finalement. Monsieur Just et Hanna écoutaient consternés.
    « – mais si on pouvait identifier le corps de Hans par une marque particulière ?
  • Ni le pasteur, ni l’évêque n’accepterait d’autoriser l’exhumation, sans qu’on puisse préalablement décrire un signe d’identification infaillible »
    Il accepta cependant d’organiser une grande battue avec des soldats, des chiens et des volontaires.
    Le jour dit, on installa des postes de gardes dans tous les sentiers, les chemins et les routes qui traversaient la montagne du Harz et une troupe nombreuse armée de faux, de bâtons et de mousquets ratissa la montagne, accompagnée de croyants qui chantaient des psaumes, du prêtre catholique et du pasteur protestant qui pour une fois avaient accepté de coopérer.
    On encercla finalement la montagne dans ses endroits les plus escarpés mais on ne trouva rien. Hanna pâlit. Il y avait bien un endroit qu’on n’avait pas encore fouillé. Un frémissement de terreur parcourut les plus anciens qui avaient deviné. Cette éventualité, ils n’avaient pas osé l’envisager : la mine du diable.
    « – Mais cette mine n’existe plus ! » rétorqua le procureur de la République.
    « – Son accès est interdit mais elle existe toujours » dit un vieux avec un sourire amer
    « – N’est ce pas la mine qui s’est écroulée 3 fois sur les mineurs qui y travaillaient il y a quelque 150 ans ? J’en ai entendu parler par ma grand mère » demanda Monsieur Just
    « – plus personne ne sait où est l’entrée » se récrièrent plusieurs personnes
    « je sais où elle est » déclara Hanna « malgré l’interdiction, Friedrich par ses fonctions d’administrateur des mines avait retrouvé son emplacement et nous y avait emmené un jour Hans et moi. Il nous avait raconté la malédiction qui pesait sur cette montagne. Je me souviens que l’entrée avait été clôturée. Si nous y allons, nous pourrons bien voir si elle est toujours fermée. C’est à Rammelsberg. Je pense que je saurai la retrouver »
    Ils la retrouvèrent en effet mais dans l’état que tout le monde redoutait : l’entrée avait été dégagée et il ne restait plus au dessus que le panneau « danger de mort, défense d’entrée »
    « – je vous rappelle que cette mine est extrèmement dangereuse. Je défends à quiconque d’y entrer. Nous allons installer une garde et nous arrêterons toute personne qui veut y entrer ou en sortir » s’écria le procureur mais on n’arrêtait pas Hanna ainsi. »
    Elle s’élança avant que quiconque ait pu l’en empêcher et pénêtra dans la mine, laissant s’échapper une nuée de chauve-souris dérangées qui firent reculer quiconque voulait la suivre ou la retenir. Une intuition s’imposait en elle irrésistiblement. Elle s’avança dans la mine sombre. Bientôt la nuit succéda à l’ombre puis l’ombre à la nuit, puis le jour à l’ombre. Une espèce de cheminée naturelle rejoignait le ciel et une lumière douce pénêtrait dans ce qui était maintenant une sorte de clairière où brillait la surface argentée d’un lac intérieur où le ciel et la terre se mêlaient dans l’eau merveilleusement transparente. Dans un coin, à l’abri, un homme était allongé sur une espèce de litière de feuillage qu’il partageait avec un grand cheval noir. Il la regarda s’avancer vers lui. Ni l’un ni l’autre n’était surpris et maintenant ils se reconnaissaient. Hans se redressa et entoura de ses bras les jambes de sa sœur qui lui caressa la tête.
    « – Pourquoi tout ça Hans ?
  • j’observe la mort à travers la vie, la nuit à travers le jour et le jour dans la nuit. Elles sont si intimement mêlées. L’une n’existe pas sans l’autre. »
  • ça suffit maintenant Hans Il faut rentrer. Tu ne peux rester ici »
    Il jeta vers elle un regard hagard puis la suivit.

Publié le

dans

par