Hector se lève comme tous les matins et accomplit dans la cuisine les gestes de préparation de son petit-déjeuner habituel mais par mégarde il renverse son infusion brulante à base de médicaments pour calmer une angine naissante sur son téléphone portable dernière génération que son entreprise va bientôt lancer sur le marché et qui possède des fonctionnalités révolutionnaires pour naviguer sur internet. Un grésillement alarmant se fait entendre. Hector essuie comme il peut l’appareil avec des jurons furieux. Il semble fonctionner normalement. Hector respire, plus de peur que de mal finalement. Il se rend à son bureau et oublie l’incident. En cours de route, il reçoit un premier SMS d’un collègue de travail qui lui demande de cesser de lui transmettre des messages personnels de sa mère puis c’est sa mère qui lui demande pourquoi il lui envoie un tableau Excel des stocks de téléphones portables de son entreprise. Il est encore plus abasourdi quand son chef l’appelle pour lui dire qu’il reçoit des messages de sa petite amie et qu’il devrait prêter plus attention à l’usage de la fonction transfert de son téléphone. Cela étant, elle a l’air vraiment charmante ! Puis c’est un fournisseur qui se plaint de ce que son entreprise lui demande d’acheter des aliments pour chiens. Hector s’empresse de couper son téléphone en prétextant une défection mais malheureusement cela ne suffit pas à mettre un terme à la diffusion généralisée de SMS et e-mail à tous ses contacts. Lorsqu’il rallume son téléphone portable dans le bureau de son chef à la demande de celui-ci qui l’a convoqué et qui n’a plus envie de rire, sa messagerie déborde de protestations. Son employeur déjà informé entend le virer sur le champ. Sa petite amie furieuse le quitte car manifestement il entretient toujours des échanges avec une ancienne petite amie et sa mère laisse des messages affolés et veut appeler la police pour venir à son secours. Horrifié, son chef a reçu ordre du grand patron de se rendre tout de suite au siège pour expliquer pourquoi la banque a reçu des messages confidentiels du grand patron lui-même relatifs à une probable difficulté de trésorerie. La diffusion de messages ne s’étant pas arrêtée et la messagerie d’Hector étant manifestement également devenue la messagerie de ses contacts, les échanges défilent maintenant à une vitesse éclair. Le phénomène de diffusion de mails et de messages internet s’est généralisé à tous les téléphones portables de la planête et échappe à tout contrôle. Le grand patron appelle personnellement Hector et lui donne l’ordre en hurlant de détruire sur-le-champ son téléphone portable, ce que devant les hésitations d’Hector, son chef également présent, entreprend de faire avec la plus grande sauvagerie en fracassant le téléphone sur le sol, puis l’avoir piétiné et écrasé avec une lourde lampe de bureau. Le téléphone en miettes est plongé ensuite dans un évier plein d’eau mais en vain, le phénomène continue à se répandre entre tous les contacts de tous les porteurs de téléphones et même à tous les ordinateurs de la planête. Deux heures plus tard la radio annonce que le célèbre fabricant de téléphones portables Epsilon demande à tous les détenteurs de téléphones de sa marque, de couper les communications et de ramener les téléphones ou de les déposer au plus vite à l’agence la plus proche. Un autre téléphone leur sera remis en remplacement aux frais de l’entreprise.
Mais c’est trop tard. Le réseau Internet est en train de s’effondrer sur la planète. Des avions militaires et des hélicoptères se lancent dans le ciel et tournent en rond au fur et à mesure des ordres contradictoires reçus on ne sait d’où, on ne sait comment. Les navires et les sous-marins errent conduits par des marins qui scrutent les eaux avec des lampes torches en tremblant. Les trains et les avions ne partent plus ou s’arrêtent en pleine voie faute de savoir à quelle gare et à quel quai, ils peuvent s’arrêter et les magasins ne sont plus approvisionnés. Le plus dramatique est la paralysie des hôpitaux. Quand ils ne meurent pas d’une crise cardiaque dans l’affolement général, les patients meurent faute de recevoir les soins programmés, voire même d’en avoir reçus qui ne leur étaient pas destinés. Les secours ne viennent plus nulle part et en tous cas pas à la bonne adresse. Les centrales électriques et nucléaires sont en mode sauvegarde avec une activité fortement réduite.
Mais bientôt une chose étonnante se produit. Tout semble rentrer dans l’ordre et chacun reçoit ce qu’il doit recevoir. Un grand silence se fait partout. Chacun contemple sa messagerie dans un grand moment de vérité collective. Durant quelques cinq heures qu’a duré le phénomène de diffusion généralisée, tout le monde a pu savoir tout sur tout le monde ou à tout le moins le redouter. Il s’est ensuivi une chute drastique des échanges et des règlements de comptes parfois violents. Mais il apparait vite que malgré les messages rassurants, la confiance n’est plus là et qu’on ne sait pas comment la restaurer. Les magasins sont pillés et beaucoup tentent de s’organiser pour retourner vivre à la campagne où ils espèrent être proches des producteurs de céréales et de fruits et légumes. Des longues cohortes de vélos et de remorques tirées parfois à la main encombrent les routes. On croit revivre l’exode de la deuxième guerre mondiale. Des maisons en ruines dans des villages isolés sont à nouveau habités et rarement par leurs propriétaires et on assiste à des scènes violentes pour occuper les meilleures places. Les propriétaires des fermes et gérants d’exploitations agricoles défendent leurs stocks et autres réserves avec des fusils. Les gouvernements de toute la planète sont impuissants. De toute façon, personne ne compte plus sur les élus. La démocratie se réduit à des conseils de quartiers librement constitués à qui l’armée livre des stocks de provisions, de fournitures et de médicaments (après bien sur s’être réservé la meilleure part) qu’elle réquisitionne en leur laissant le soin de les distribuer à la population et de rétablir l’ordre. Encore une fois la force militaire se révêle être le seul pouvoir alternatif possible aux fragiles démocraties. Sur les places publiques, on danse au son des instruments de musique, on chante, on monte des spectacles, on dit des poesies, on rit, on pleure, on se souvient.
.
Un monde déconnecté
par