L’asymptote de l’univers

Octave Barbul était un génie. Cela parut une évidence à tous dès son jeune âge. Ce n’était pas tant sa capacité phénoménale de jouer avec les abstractions mathématiques les plus ardues qui lui valut l’intérêt des pouvoirs publics (des enfants doués en maths on en repérait bien quelques dizaines même en France, tous les ans) mais surtout sa capacité de proposer des hypothèses mathématiques et physiques audacieuses mais néanmoins plausibles et de faire des projections qui laissaient la communauté scientifique médusée et perplexe.
Fils de la semence d’une éprouvette offerte par le descendant d’une lignée exceptionnelle de chercheurs de très grande valeur dopée à la methanphetamine et d’une femme esquimau nourrie exclusivement à la chair crue de phoque, on lui avait greffé les huit cerveaux d’un poulpe. Il avait été élevé dans une chambre froide où la température ne s’élevait jamais au-delà de 5% et pouvait sans difficulté supporter moins 30 degrés. Il était un être vivant doté d’une individualité et il possédait ce qu’aucun robot ne pouvait posséder: l’instinct de survie qui permet de rechercher ailleurs que dans le réservoir de connaissances entassées, la solution à un problème car à la difference d’un ordinateur, il était mu par la peur du danger et lorsqu’il n’y avait pas de solution logique, il pouvait envisager l’impossible.
De surcroît, la greffe de cerveaux de poulpes eut une conséquence secondaire sur son développement. Il pouvait pendant de nombreuses heures s’abstenir de respirer sans dommages immédiat sur son cerveau humain.
Il avait cependant une sensibilité d’être humain et pour son développement émotionnel harmonieux , il reçut la compagnie d’enfants surdoués dotés de la capacité de surmonter leurs émotions lorsque ils étaient confrontés à ce qu’on appelle d’ordinaire, des situations anormales. Il faut dire que le comportement d’Octave pouvait parfois être surprenant car il avait les instincts sexuels des poulpes. Nous laissons au lecteur le soin de se renseigner sur internet sur la sexualité de ces animaux fascinants.
C’est ainsi que grandit Octave Barbul comme il fut dénommé officiellement à l’état civil pour ne pas éveiller l’attention. Il fut encouragé à s’interesser à deux de ses hypothèses les plus invraisemblables mais qui ouvraient également les plus intéressantes perspectives pour le progrès humain: la possibilité de projeter des neutrons à des vitesses dépassant largement la vitesse de la lumière et la possibilité de changer leur organisation et de la reconstituer jusqu’à reformer le mammifère qu’ils avaient constitué.
L’ambition d’Octave n’était rien moins que de rechercher les confins de l’univers. Il avait émis l’hypothèse que l’humain ne pouvait avancer dans cette connaissance qu’en reprenant à la base les conditions de notre connaissance. Il fallait renoncer à la notion d’un espace-temps, figé et accepter la notion d’un espace-temps, relativement changeant. L’espace-temps ne pouvait être compréhensible qu’en y intégrant la mobilité. C’est la mobilité qui déterminait l’espace-temps et non pas comme on l’avait trop cru jusqu’ici, le contraire. Octave proposait une véritable révolution copernicienne qui devait avoir des répercussions immenses dans toutes les sciences, y compris dans les sciences sociales et philosophiques.
C’est en partant de cette base qu’Octave put proposer une autre utilisation de l’energie. Et ainsi prétendre que non seulement nous pouvions nous déplacer à des vitesses infiniment plus grandes mais encore et surtout développer des accélérations et des ralentissements incommensurables et ainsi franchir des grandes distances des espaces cosmiques. On pouvait ensuite envoyer des signaux à travers l’espace qui nous reviendraient bien vite car Octave était convaincu que passé certaines distances, l’espace et le temps changeaient de nature et qu’il n’y aurait plus de limites. De la même façon au retour, on pouvait dépasser la vitesse de la lumière grace à la mobilité de l’espace-temps puis ensuite revenir à l’espace-temps que nous connaissons, à un stade où la mobilité n’était plus perceptible (quoique toujours présente!)
Certains sourirent à la lecture de l’article d’Octave dans la revue « Astronomy and Astrophysics» mais les rares scientifiques qui connaissaient l’existence réelle d’Octave ne souriaient pas. Aussi fou que cela pouvait paraître, il fallait tenter l’expérience et Octave Barbul était certainement la seule personne qui pouvait la tenter. Les difficultés véritablement insurmontables de réaliser une telle expédition firent prendre conscience combien, contrairement à ce qu’on avait cru depuis la Renaissance, l’homme n’était pas la mesure de toute chose. Il n’était même qu’une partie extrêmement résiduelle d’un univers qui existait sans lui. Si Dieu, de quelque religion qu’il fut, avait créé l’homme, il lui avait accordé une bien petite place! Les galaxies qui gravitaient dans le ciel possédaient des dimensions qui n’étaient pas accessibles à l’entendement humain et la seule explication qui fut jamais émise pour les comprendre proposait un changement invraisemblable de la nature de l’espace et du temps. L’humain ne pourrait jamais qu’approcher l’extrémité de l’univers sans jamais pouvoir l’atteindre car la distance, au fur et à mesure qu’on avançait changeait de nature. C’est pourtant cette marche en avant en aveugle qui fut tentée. Pour surmonter le refus des dirigeants politiques d’accepter d’entendre parler d’un être humain sur lequel on aurait greffé des cerveaux d’un animal et du projet de traverser l’univers qu’il voulait tenter, il fallut ruser. Les dirigeants politiques étaient bien conscients de l’immense intérêt civil, militaire et même culturel et social de ce projet mais ils ne voulaient pas prendre le risque de se retrouver devant les juges pour avoir couvert ou même seulement toléré des expériences sur un être humain. On changea la nationalité d’Octave Barbul et on lui fit prendre la nationalité du Bantou dont la législation ignorait l’absence de consentement de l’enfant et de ses représentants légaux (parents, tuteurs…) pour le soumettre à des expérimentations chirurgicales de triste mémoire en Europe. Puis on installa Octave sur les îles Kergelen avec une équipe de techniciens, d’ingenieurs et de scientifiques qui dans le plus grand secret crèèrent le laboratoire qui devait désintégrer Octave et le reconstituer à des milliers d’années lumière, d’où il allait pouvoir être reconstitué avant d’atteindre la zone probable où l’espace et le temps changeait de nature et suivant une torsion de l’espace revenir à son point de départ après avoir lancé toute une série de signaux lumineux qui allaient permettre de tracer le changement de temps et d’espace en un mouvement sans espace temps immobile. Octave pourrait ainsi, du moins c’est ce qu’il affirmait pourvoir revenir sur terre au point précis de son départ où il serait reconstitué après seulement seulement quelques mois de vieillissement. A condition qu’on ne fit pas état des singularités de la procréation d’Octave dans la demande de budget colossal qui lui serait soumise, le ministre donna son feu vert au financement du projet «Univers perspectives» et nomma comme on le lui proposa (les ministres nomment très souvent les personnes que leurs services leur désignent quand il s’agit d’un projet aux enjeux importants. En général on fait venir les journalistes. On ne sait jamais, le ministre pourrait être tenté de prétendre, si les choses tournent mal, qu’on avait contrefait sa signature). Le professeur Landowski, gloire française et somité scientifique de l’aerospatiale fut désigné directeur du projet. La rencontre avec Octave Barbul faillit mettre fin au projet dans l’œuf. Autant Octave était dénué de tout système pileux (conséquence vraisemblable de sa greffe poulpeuse) autant le professeur landowski était poilu. Si Octave semblait tenir d’une grenouille, le professeur Landowski semblait tenir du singe mais le plus troublant était que tous deux avaient la même voix singulière aigue et grinçante. L’explication ne put être dissimulée longtemps. Le professeur Landowski était le père d’Octave. C’est lui qui avait inséminé cette femme esquimau, lors d’une expédition au Groenland. Le professeur Landowski avait depuis bien longtemps recherché un être humain exceptionnel pouvant supporter des conditions d’environnement hostiles à toute vie animale et des températures extérieures extrèmement basses comme il en règne dans l’espace. Ne l’ayant pas trouvé, il avait décidé de procréer artificiellement cet enfant. Il avait ensuite prétexté d’une malformation pour faire opérer l’enfant et lui greffer des cerveaux supplémentaires de poulpe dans un laboratoire secret. Dans l’enceinte sécurisée du site de l’île de Kergelen, choisi par le professeur Landowski pour son isolement et ses températures très basses, un appartement fut aménagé pour Octave et un autre pour le professeur Landowski. Lors de leur rencontre Octave lui tendit un long bras flasque que le professeur Landowski attrapa au vol. Octave perçut tout de suite que cette personne était importante pour lui. Après quelques échanges de politesse, Octave comprit que cette voix singulière était la voix du géniteur qu’il avait vainement recherché. Il fallut toute la force de conviction du professeur Landowski pour qu’Octave surmonte son désir de repousser violemment ce père indigne. Octave n’était pas un humain à sang chaud. Après un silence et quelques soupirs douloureux qui émurent le professeur Landowski plus que tout autre propos, Octave répondit :
« – vous avez raison, la science avant tout » Il n’en fut plus question et Octave se soumit à tous les enseignements et protocoles du professeur.
Enfin Octave put être propulsé par un moteur hellocoïdal dans l’espace à la vitesse de la lumière. Il put franchir les énormes distances à partir desquelles l’univers quittait notre espace temps et projeter les signaux qui allaient entrer dans l’espace temps en mouvement et ainsi tracer leur cheminement puis selon les hypothèses d’Octave, il devait à son tour revenir recomposé dans son entièreté précisément à son point départ. Tout sembla se passer comme Octave et le professeur Landowski l’avaient prévu. Octave ne resta que quelques heures sans pouvoir respirer et il se remit avec seulement une sensation de vertige, de son évanouissement consécutif au fonctionnement à vide de ses cerveaux. Devant lui, le monde était cependant maintenant bien différent de celui qu’il avait quitté. Une forêt d’étranges plantes immenses, sombres et sans feuillage, s’élevait devant lui sur un sol élastique et plissé d’où par des cratères semblant être des pores d’une peau, se propageait une forte chaleur odorante animale. De très loin, une voix aigue et grinçante qu’il reconnut, rendue plus aigue et grinçante que jamais par un sentiment d’angoisse s’écria: « il devrait être revenu maintenant. C’est un echec nous l’avons perdu ! je l’ai perdu ! » et un sanglot secoua la montagne et la forêt « mon fils j’ai perdu mon fils ! » Octave un instant pétrifié, hurla aussi fort qu’il put « papa ! papa ! je suis là ! je suis revenu » mais nul ne l’entendit.


Publié le

dans

par