L’insupportable vérité

Voilà. C’était fait. Ses cellules avaient pu être reconstituées dans les gênes de ce corps du 16e siècle. Il était maintenant en apparence ce paysan mort d’une blessure violente vers l’âge de 25 ans. On avait pu reconstituer également son pourpoint de laine écrue, ses chausses et son bonnet. On avait pu également copier et transférer les dessins sur papier comme on en trouvait au 16e siècle, le tout enroulé dans un cylindre porte-documents de cuir. Il lui fallait attendre. Bientôt allait apparaître dans cette vaste clairière de chênes magnifiques, le roi François 1er lui-même avec trois seigneurs de sa suite et son chien inépuisable qui ne renonçait pas à retrouver la trace de ce 10 cors qu’il poursuivait depuis 6heures déjà. Le roi s’arrêterait surpris de trouver là un paysan seul dans cet endroit isolé. Raynal s’approcherait mais pas trop près en tendant son cylindre. Deux seigneurs de la suite s’empresseraient de sortir leur épée pour aller au devant de lui. Raynal se mettrait à genoux en offrant ses dessins. Il ne dirait pas un mot car il n’en pourrait en dire aucun. On avait veillé cette fois à ce qu’il fût muet afin de ne pas être soumis à la torture si à nouveau il était soupçonné de sorcellerie et soumis à la question comme les précédentes fois. Même si ce n’était pas son corps, il frissonna au souvenir des cruautés qu’on avait fait subir aux corps qu’il avait intégrés lors des précédentes tentatives. La première fois il avait tenté d’expliquer ses dessins par des visions que lui avait envoyées la vierge Marie. Mais les descriptions qu’il avait faite du monde futur avaient tellement étonné l’évèque qu’on ne l’avait pas cru. On avait bien pensé d’abord avoir à faire simplement à un fou mais les descriptions étaient troublantes d’originalité. Comment un être humain, fou ou pas avait-il pu imaginer le futur avec une telle précision? L’affaire était allée très loin. Son histoire était montée jusqu’au Pape. On s’était intéressé à lui de plus près. On avait examiné ses vêtements. On s’était aperçu qu’ils n’étaient pas fabriqués par un métier artisanal de l’époque. Ils ressemblaient aux vêtements de paysan du 16e siècle mais fabriqués avec une régularité parfaite, sans couture apparente et dans un textile qu’on n’avait pas pu identifier. On avait essayé d’en savoir plus sur son passé mais les explications qu’il avait fournies dans un français qu’on ne connaissait pas, parurent très floues et ne purent être vérifiées. L’émotion fut à son comble quand Raynal décrivit une société laïque ou dieu n’avait plus sa place ou plus beaucoup. Nul doute le diable lui-même avait employé cette ruse pour pervertir les chrétiens. Il fut soumis à tout ce que la cruauté de l’époque avait inventé en matière de machines pour déchirer les muscles, arracher les articulations, briser les os, brûler les chairs et lorsque à bout de souffrance il avoua la vérité, il fut encore moins cru. On le fit brûler en place publique avec tout ce qu’on avait pu trouver sur lui. Une seconde expérience fut tentée. Cette fois on prit soin de reproduire précisément les vêtements de cette époque pour qu’ils parussent avoir été fabriqués de la main de l’homme. On améliora sa connaissance du français de l’époque et pour expliquer un accent qu’on ne pouvait effacer et qui n’était pas celui du temps, on lui suggéra de prétendre qu’il venait d’un pays étranger. On pensa bien à la Suisse mais la Suisse était en ce temps-là un repaire d’hérétiques protestants. On pensa bien également à l’Allemagne mais cette région était occupée également par un grand nombre de protestants et de surcroît par de nombreux juifs malgré les persécutions dont ils faisaient l’objet. Aussi on lui inventa une origine dans un village dans les Carpates roumaines. Oui il était chrétien. Il avait été baptisé et avait appris le français du 16e siècle qui pour un Français du 24e siècle est une langue étrangère, auprès d’un moine dans un monastère qui s’était pris d’affection pour lui et l’avait recueilli à la mort de ses parents dont la ferme avait été pillée par une horde de brigands comme il y en avait beaucoup en ce temps là. Au centre de recherches de Zurich on avait pris soin de lui créer une identité plus consistante. On avait étudié de près la configuration du village de Slatoaria. On avait identifié la maison qui avait pu être la ferme de ses parents, petite bâtisse de Pierre, au sol en terre battue, ne contenant qu’une seule pièce avec une cheminée et un lit de paille tressée pour tout confort. Il avait fallu effacer soigneusement dans toutes ses explications tout ce qui laisserait penser que la société était devenue laïque et aussi toutes les formes d’expression sur la liberté des mœurs, mariage pour tous, homosexualité et autres transgenres. Les hommes et femmes du futur étaient toujours de bons chrétiens recevant les sacrements, allant à la messe le dimanche matin et le dimanche après-midi ainsi qu’à toutes les fêtes religieuses et priaient chaque jour avec contrition. Cela avait chaudement été débattu dans le centre de recherche d’anthropologie de Zurich. A quoi pouvait dès lors servir cette expérience financée à grands renforts de moyens publics techniquement très perfectionnés dont le but était d’éclairer les peuples du 16e siècle sur les souffrances qu’ils allaient devoir supporter s’ils refusaient la modernité en marche si en même temps on travestissait cette vérité pour la rendre supportable ? Finalement c’est l’opinion que l’objectif d’aider les peuples du passé à s’adapter aux évolutions inéluctables du monde qui avait prévalu et on avait décidé de sacrifier la vérité pour lui substituer une vraisemblance acceptable mais même cela semblait encore trop révolutionnaire et les dirigeants politiques et religieux du 16e siècle pour être ignorants et très réticents aux idées nouvelles, n’étaient pas des idiots. Comment pouvait-on considérer que l’imprimerie allait permettre une diffusion des savoirs et favoriser des changements de sociétés aussi extraordinaires ? Les innovations technologiques et notamment dans le domaine de la santé étaient par trop invraisemblables. On allait pratiquement réussir à guérir toutes les maladies, à supprimer la douleur et les infections. Les gens allaient vivre centenaire dans un corps sain qui ferait envie aux trentenaires de l’époque. La mortalité infantile allait disparaître ou diminuer beaucoup ce qui allait poser d’autres problèmes. On fit des projections et on considéra que la population malgré les guerres, allait connaître, si on voulait donner crédit aux élucubrations de Raynal , une telle croissance qu’il serait impossible de la nourrir même avec l’industrialisation annoncée dans quelques générations. Sur ce sujet Raynal était manifestement embarrassé. Pressé de s’expliquer, il dut avouer que la contraception allait devenir possible sans atteindre à la santé de la femme. Ce fut un énorme scandale. On allait donc contrecarrer l’œuvre divine et sacrifier la vie dans le ventre de la femme! L’affaire devint très sérieuse. Une commission d’enquête fut chargée d’examiner si cet homme était fou mais les explications de Raynal faisaient apparaître un monde moderne complexe avec une telle précision que cela ne pouvait provenir que de l’esprit du malin. Le diable était à l’œuvre avec sa complice de toujours, la femme ! Raynal fut à nouveau affreusement torturé et brûlé en place publique. Aussi on décida cette fois que Raynal serait muet et que les dessins qu’il présenterait au monarque seraient des œuvres d’imagination d’un artiste talentueux suffisamment attrayantes pour lui suggérer une politique qui ferait naître un idéal humaniste permettant aux peuples de progresser dans l’harmonie. On se contenta d’inventer un bon futur tel que l’imaginaire du 16e siècle pouvait se le représenter et qui était fort loin de ce que le progrès technologique et la progression des idées allaient permettre malgré les réticences conservatrices. Raynal entendit des voix qui s’interpellaient fortement puis le cri des chiens de chasse à courre et enfin le galop lourd et fougueux des chevaux. Les dès étaient jetés ! Les chevaux faillirent se cabrer en apercevant Raynal dans la clairière. Les cavaliers poussèrent des jurons et s’apprêtaient à relancer leurs montures pour bousculer ce faquin qui ne se poussait pas assez vite quant à leur grande surprise, loin de s’écarter Raynal s s’avança en tendant son cylindre de cuir. Deux seigneurs se portèrent devant lui pour protéger le roi et sortirent leur épée. Pour toute réponse Raynal se mit à genoux en tendant ses dessins. Les deux cavaliers se retournèrent vers le roi qui leur fit un signe. Un cavalier s’approcha prudemment, descendit de cheval, saisit le porte-document et en extirpa des rouleaux de papier qu’il montra au roi. Celui -ci les examina perplexe, réfléchit un instant puis fit un signe d’assentiment. Il interpella Raynal qui montra sa bouche avec des signes d’impuissance pour toute réponse. Le roi considéra à nouveau les dessins qui semblaient contenir une multitude de détails et avoir été établis avec un grand soin et un grand talent. Il restitua les rouleaux à un cavalier de sa suite et partit au galop mais quelques mètres plus loin, il arrêta brusquement son cheval, se retourna, désigna Raynal et fit signe de l’emmener. Raynal fût empoigné sans ménagement par un cavalier et porté en croupe. Manifestement ce paysan sur son cheval ne l’enchantait pas. Le roi et sa suite rejoignirent la chasse qui s’était rassemblée dans une autre clairière où l’on festoyait en présence de dames de la Cour. On y laissa Raynal avec des instructions d’avoir à s’occuper de lui et de nourrir cet artiste muet et singulier. La sœur du roi était là. c’était une grande chance car Marguerite d’Angoulème était réputée pour être une femme intelligente et d’une grande ouverture d’esprit. Raynal fit preuve d’une déférence et d’une modestie élégante qui plurent beaucoup. Manifestement ce n’était pas un paysan grossier et quelque chose d’aimable et de cultivé émanait de toute sa personne. On essaya de le comprendre par gestes et par signes et en montrant des objets. On comprit qu’il venait de très loin, qu’il n’avait pas de famille et qu’il était venu pour montrer ses dessins au roi dont la réputation de mécène et d’ami des artistes avait largement passé les frontières. C’est ainsi que Raynal gagna l’amitié de la sœur du roi qui l’installa dans un atelier dans un coin retiré du château où il pouvait dessiner ses œuvres fantastiques, sans être dérangé. Tout se présentait donc bien mieux que par le passé. Les chefs religieux et autres seigneurs curieux venaient admirer ses œuvres avec amusement et s’étonnait de ces étranges figures et de ces machines capables de voler dans le ciel. On poussa des cris de stupéfaction devant cette vision du monde qui imaginait des continents inconnus. Tout cela était très amusant et très original. Donner des explications sur les invraisemblances de ces créations l’était également, bref il était un objet de curiosité pour la Cour. La sœur du roi la première devina qu’il y avait plus à comprendre dans ses œuvres et qu’il y avait une signification cachée dans tous ces dessins. Son esprit fin lui permit de comprendre qu’ils représentaient une succession de situations en évolution. Raynal approuva avec des hochements de tête véhéments et l’encouragea dans cette démarche en corrigeant l’ordre des dessins afin de révèler l’évolution. On voyait des peuples différents se faire la guerre et des cimetières immenses. On voyait apparaître des peuples incroyables emplumés comme des oiseaux, ou nus et noirs, ou voilés des pieds à la tête, ou soumis à un monarque qui semblait bien plus haut que le roi de France lui-même. Tout cela créait une sensation de malaise. Et puis les dessins de Raynal devinrent totalement incompréhensibles avec des grandes lignes droites sur lesquelles circulaient des petites machines à quatre roues qu’aucun cheval ne tirait, des bateaux sans voiles ni rames sur la mer et même des fusées qui bondissaient parmi les étoiles. Un jour figée devant le dessin qui représentait une fusée montant dans l’espace entre des planêtes inconnues, elle pâlit brusquement. Elle avait compris. Tremblante elle demanda : « je sais que même si tu es muet et que tu ne parles pas notre langue tu comprends beaucoup de ce qu’on dit. J’ai pu le remarquer. Dis moi où est le soleil dans ce ciel ? ». Raynal comprit qu’on allait aborder le point essentiel de sa cosmogonie qui allait à l’encontre de la Pierre angulaire de la cosmogonie héritée des evangiles telles que les interprêtait l’Eglise. Il désigna une petite étoile parmi bien d’autres, bien plus grandes. Non, la terre n’était pas le centre de l’univers, la terre n’était pas plate comme on l’avait déjà compris dans l’antiquité et le soleil ne tournait pas autour de la terre. Tremblante, elle fit un signe de croix, saisit le dessin et le froissa, regarda Raynal, les yeux écarquillés d’angoisse en lui faisant un signe de désapprobation. Mais malheureusement, elle avait une dame de compagnie en qui elle croyait pouvoir avoir une grande confiance et qui en fait avait été placée là pour la surveiller car son esprit ouvert sur les arts et les idées nouvelles suscitait beaucoup de méfiance et même indisposait. Celle -ci avait vu le dessin et s’empressa d’en référer au représentant du Pape qui surveillait la cour du roi de France.
« – J’en étais sur ! » rugit celui -ci « et je suis sûr que cet artiste n’est pas muet. On va en avoir le cœur net ! »
Dès lors les choses allèrent très vite. La dame de compagnie réussit à reproduire grossièrement et de façon ridicule le dessin de Raynal. Celui -ci fut amené devant le légat du Pape pour inscrire sur chaque objet un nom en quelque langue qu’il voulut car on ne pouvait croire que quelqu’un qui avait appris à manier si bien le crayon ne fut également pas capable d’écrire et de toute évidence sa réaction à plusieurs propos tenus devant lui montrait qu’il comprenait mieux le français qu’il ne voulait l’admettre. Il fut sommé de mettre des noms compréhensibles en français et d’expliquer quelle était la fonction de ces objets. Toutes les explications que put écrire Raynal furent jugées incompréhensibles par les prêtres réunis pour l’examiner. Ce type était décidément fou ! mais les murmures se turent et un silence se fit. Le légat du Pape s’était levé et s’approcha de Raynal. Il le saisit par l epaule et lui tendant à nouveau le fusain, lui demanda d’y ajouter le soleil et la lune. Raynal paralysé par la peur fit semblant de ne pas comprendre mais la voix du legat d’habitude si douce s’éleva avec une fermeté menaçante :
« allons je sais que tu n’est pas fou et que tu comprends très bien ce qu’on te dit. Dessine le soleil et la lune sur ton dessin et décris moi leur mouvement. Raynal avança une main tremblante et dessina un vague cercle chancelant.
« Pourquoi trembles tu ? et pourquoi feins tu de ne pas comprendre ? tu dissimules tes pensées et tu dessines des planêtes qui ne sont pas dans les evangiles. La terre selon toi n’est donc pas le centre de l univers ? Allons parle ! Je sais bien que tu comprends très bien ce qu’on dit quand on parle devant toi. Tu ne veux pas t’expliquer ? Nous allons te rendre la parole ! saisissez le et faites lui subir la question ! » puis se tournant vers les dessins , il les déchira avec fureur faisant voler des lambeaux de papier en tous sens avec ses grandes manches rouges qui semblaient déjà les flammes du bûcher.


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