Comme en mathématiques, il faut deux points pour définir une vie et ce segment sera d’autant plus long et riche d’enseignement et de probabilités de lignes transversales que les deux points seront éloignés.
J’avais trouvé ce velo dans une bocante à Dresden en Allemagne de l’est ou plutôt faut-il dire maintenant, dans l’est de l’Allemagne puisqu’il n’y a plus en ce moment d’Allemagne dans l’Est de l’Europe. J’ai proposé un prix très bas avec l’espoir secret que la vente me soit refusée car il m’apparaissait compliqué de ramener un vieux velo en France. Le vieux a résisté mais reconnaissant mon accent français, il est resté un instant silencieux puis avec petit sourire a répondu « einverstanden » 15 euros ! un vieux velo Peugeot ici en Allemagne, en bon état auquel il ne semblait manquer que des pneux neufs et des freins moins rouillés! Le ramener en France m’a coûté plus cher mais par le train, c’est resté une très bonne affaire. Eglantine mon épouse s’est écrié : « mais qu’est ce que tu as encore ramené ! » J’ai tenté de lui expliquer. Cela n’a pas suffi à dissiper sa mauvaise humeur. Alors je lui ai raconté. C’était un vélo comme celui avec lequel mon père avait quitté les Ardennes lors de l’exode en 39 pour fuir les allemands. Ensuite il s’en était servi pour approvisionner les maquisards dans le Forez avant d’être arrêté et de disparaître avec son velo.
Eglantine écouta cela avec calme contraint puis m’a dit :
« -tu n’as plus qu’une chose à faire………..le réparer »
L’épreuve fut difficile car je n’ai jamais été doué pour le bricolage. Enfin ce fut fait. Les pédales étaient du bon côté, les chambres à air n’étaient pas coincées dans les pneux, le garde boue ne frottait plus la roue et la chaîne ne sautait plus.
Les jours qui suivirent, j’eus l’impression que mes interlocuteurs apercevaient des taches d’huile de chaine sur mes doigts, malgré les brossages frénétiques auxquels je les soumettais, et que je laissais des traces sur tous les documents qui me passaient entre les mains, comme les empreintes d’un criminel. Je me servis du vélo pour aller au bureau 3 ou 4 fois mais il me fallut pour satisfaire mes clients, aller plus vite, plus loin, plus tard le soir et j’abandonnai le vélo dans la cave pour reprendre ma voiture ou le train ou l’avion. Leopold mon fils grandit et je décidai de lui offrir le velo. On ne pouvait plus dire que ce vélo était démodé. Il appartenait maintenant à un temps si lointain qu’il avait rejoint un autre monde, celui où on ne peut plus reconnaître l’espace et le temps d’aujourd’hui, celui qui n’est plus passé de mode. Il n’appartenait plus à la mémoire humaine vivante. C’était devenu quelque chose d’autre paré des charmes de l’originalité d’un autre monde. Leopold aima aussitôt ce velo. Il lui permettait de voyager hors de notre temps lourd d’angoisses. Il lui semblait pouvoir garder une distance avec notre monde pressé et il préférait bien souvent manquer une opportunité ou un rendez-vous plutôt que de se déplacer sans son vélo. Je trouvais son attitude excessive et si je pouvais comprendre ses craintes sur le monde qui semblait s’avancer vers nous à vive allure pour nous écraser, je l’attribuais au moins en partie à sa situation de fils de famille aisée, idealiste, irréaliste et peu disposé à accepter des contraintes sociales comme bien d’autres jeunes gens de son temps et de son pays. Le fait que ce velo français venait d’une région lointaine d’Allemagne fut pour lui un mystère captivant. Ce mystère prit une toute autre dimension lorsque retrouvant de vieilles photos, il en trouva une représentant un jeune homme qui lui ressemblait de façon troublante, sur un vélo qu’examiné avec un logiciel d’images, laissa apparaître une trousse à outils sous la selle qui portait une déchirure identique du cuir. Se pouvait-il que j’avais en effet ramené d’Allemagne le velo de mon père ? et comment le velo de ce résistant avait-il pu être enmené en Allemagne. Selon toute vraisemblance, les allemands qui avaient arrêté ce jeune résistant qui parcourait les chemins du Forez avec des messages et des provisions, avaient conservé son vélo et l’avaient ramené en Allemagne. C’était un honteux pillage et Leopold avec la fougue de sa jeunesse était bien décidé à faire valoir les droits de son grand-père décédé et à demander des comptes aux
Allemands. J’eus beau lui dire que quand bien même, il pourrait prouver que ce velo était bien celui de son grand père, toute reclamation serait prescrite depuis bien longtemps que ce soit selon la loi allemande ou selon la loi française. Nous eûmes de grandes discussions sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre. Hiroshima … Dresde… Gaza…Les crimes contre l’humanité sont des crimes commis par les vaincus, pas par les vainqueurs. Ils sont devenus une incitation pour les conquérants de pousser le combat, le massacre, jusqu’à une victoire finale, sans appel… si l’Allemagne nazie avait vaincu, Oradour-sur-Glane serait-elle devenue une victoire contre le fascisme ou contre le terrorisme ?
L’imprescriptibilité n’est jamais définitive. L’histoire est écrite par les vainqueurs d’aujourd’hui mais combien de temps reste-t- on vainqueur ? et quel est le sens d’une condamnation lorsque le criminel est décédé ? La seule imprescriptibilité de la peine ne peut être alors que morale et aucune loi de procédure judiciaire ne peut contraindre la mémoire humaine à un devoir de souvenir effectif. La seule loi qui peut persister est le devoir moral du souvenir mais seulement si ce devoir est accepté.
le crime contre l’humanité n’est pas une infraction légale, mais une infraction morale. Par son horreur, il échappe à la loi. Chacun est présumé connaître la limite de l’humain. Mais l’émotion peut elle être le fondement d’une loi ? N’est ce pas abolir la légitimité de la loi que de puiser son fondement ailleurs que dans la raison ?
Il s’obstina. Sur son insistance, je retrouvai le bout de papier prétendant être une facture qu’on m’avait remis lors de l’achat du vélo en Allemagne. Il y avait une adresse et un téléphone Gert Wiechert 38 Delegerstrasse Dresden et un numero de telephone 0351 8 76 19 54. Leopold n’osa pas téléphoner.
Qu’allait-il dire qui ne laissa pas son interlocuteur ahuri, si tant est qu’il pût le comprendre? grace à internet, il réussit à identifier plusieurs personnes habitant Dresden portant ce nom à qui il envoya un courrier électronique priant de se faire connaître si elles avaient un parent qui se prénommait Gert. Une jeune étudiante en droit pratiquant le violon, lui répondit que son grand-père maintenant décédé s’appelait Gert mais que sa grand-mère et sa fille étaient toujours vivantes et qu’elles seraient très heureuses de lui expliquer l’histoire de ce velo et même de le rencontrer. Elle -même Juliana était la petite fille. Elle avait appris le Français au Lycee et se proposait de traduire les échanges. Leopold accepta l’invitation. Google maps indiquait 1132 km soit 60 heures en velo.
« tu te rends compte, en roulant 6 heures par jours en vélo, il ne me faudrait que 10 jours pour arriver ! » Sa mère et moi nous avons haussé les épaules devant une telle folie mais plus nous cherchions à l’en dissuader, plus il cherchait à surmonter les difficultés et plus le projet prenait forme mais ce qui finit par convaincre Leopold définitivement d’entreprendre ce voyage, ce fut le courrier électronique de Juliana l’étudiante lui apprenant que le grand-père français était revenu en vélo en Allemagne après la guerre pour revoir sa grand-mère qu’il avait connue en tant que travailleur forcé pendant la guerre. La nouvelle fit l’effet d’une bombe dans notre famille. On savait en effet que le grand-père résistant avait été arrêté, qu’il avait été envoyé dans un camps en Allemagne mais on ignorait ce qui s’était passé ensuite. Dans le maquis, il avait connu la sœur d’un résistant. Je suis né. Nous ne nous sommes jamais connus. Je restai abasourdi. Je ne pouvais plus m’approcher d’un écran d’ordinateur sans appréhension. Internet n’était manifestement pas qu’une fenêtre ouverte sur le monde, c’était également une fenêtre ouverte sur un passé qu’on croyait disparu et enterré et qu’on voyait ressurgir avec des vérités qu’on n’aurait jamais devinées et qu’on allait peut être réprouver. Il fut convenu que Leopold irait passer quelques jours en juillet à Dresden. Aucun argument n’en vint à bout. Aucune interdiction, aucune aide ne furent acceptées. J’aurais bien voulu l’accompagner mais Leopold refusa et je l’avoue j’ai été lâche. J’avais trop peur de découvrir quelque chose qui irait à l’encontre de l’histoire de ce père héroïque, résistant dès l’âge de 16 ans. Leopold partit. Il n’accepta qu’un peu d’argent et l’obligation de prévenir de toutes difficultés et de nous contacter au moins une fois par jour. Nous pûmes ainsi suivre jour après jour sa progression de village en village car il voulait éviter les villes et les routes à grande circulation. Il fut reçu dans la grande maison couleur amende entourée d’un étroit jardin que nous avions aperçue sur google maps. Il nous révêla avec son téléphone, un intérieur soigné avec cette apparence un peu austère fréquente dans les familles allemandes. Nous pûmes même apercevoir le visage de Juliana et de sa maman Helke et même un très court instant le visage affolé de la grand-mère (Cette technologie moderne qui vous confrontait brutalement à des visages tout proches et pourtant situés parfois à des milliers de kilomètres la bouleversait). Elle se sentit mal. Il fallut la calmer. Leopold se plut dans cette famille, accepta d’y séjourner plusieurs jours et invita Juliana à lui rendre visite à Paris. Entre temps une lettre survint par la poste. Elle était écrite en allemand et destinée à Leopold et moi. C’était manifestement une main tremblante par l’âge et l’émotion qui avait tenu le stylo plume. Une traduction en français était jointe de la main plus ferme de Juliana. Il était dit ceci
« Votre visite m’a apporté beaucoup de bonheur et d’émotion. Lorsque Leopold est apparu devant notre maison avec ce velo, j’ai cru soudain que 75 ans s’étaient dissipés et que j’étais à nouveau la jeune fille qui revoyait par la fenêtre son Français revenir. Votre père et grand-père est revenu avec ce vélo sur lequel il avait été arrêté en France puis enmené en Allemagne et avec lequel il avait réussi à s’évader avec notre aide de la ferme où il devait travailler en tant que prisonnier de guerre. Cette ferme était la ferme de mes parents. Il avait voulu après la guerre refaire ce voyage qui lui rappelait tant de souvenirs pour venir me revoir. Il voulait m’épouser, m’enmener en France. Mes parents s’y sont opposés. Ils craignaient trop ce qu’il pouvait advenir à une jeune fille allemande, ne parlant pas français, si peu de temps après la guerre ! J’ai cédé. Je ne suis pas repartie avec lui, Il espérait repartir avec moi et avait acheté un billet de train pour le retour. Il m’a laissé son vélo en souvenir du temps où il me ramenait à la ferme sur le porte bagages. Je me suis mariée, j’ai eu une fille, Helke. Mon mari Ernst a décidé il y a quelques années de faire un peu le vide dans le maison et est allé sur un marché de brocante vendre ce vieux vélo. Le destin incroyable a voulu qu’il le vende à son propriétaire légitime. Je suis heureuse que ce velo ait pu nous réunir à nouveau. J’ai été heureuse mais toute ma vie ce souvenir m’a torturée. Comme Leopold ressemble à son grand-père ! Je vous remercie d’avoir invité Helke et Juliana en
France. Pour moi, c’est comme un pardon pour toutes ces souffrances que nous avons causées. Votre Brunhild Wiechers »
(je joins dans cette enveloppe la clef de l’antivol du vélo que votre grand père avait égarée)
Juliana et Leopold se sont mariés et sont partis vivre en Belgique où ils ont trouvé du travail. De temps à autres quand je ne travaille pas dans le jardin où sur mon livre sur les nombreuses guerres entre la France et L’Allemagne, je vais faire un tour en velo sur les petites routes de Bourgogne où nous vivons maintenant que je suis à la retraîte. Il me semble que le temps s’est ralenti et qu’il s’est allongé dans ce monde plus grand que je parcours avec le mouvement lent des roues de mon vélo qui gravissent douloureusement les côtes et puis m’emportent dans les descentes au gré des hasards aveugles.